La coopétition : et si votre concurrent devenait votre meilleur allié ?

Au début des années 2000, dans la banlieue toulousaine, l’ambiance est pesante dans les bureaux d’Airbus Defense Space (EADS à l’époque). L’américain Boeing Space System a développé une plate-forme de satellites de télécommunications capables de supporter des charges utiles lourdes et très puissantes.
Paul Chiambaretto, Montpellier Business School – UGEI et Anne-Sophie Fernandez, Université de Montpellier

Inventer de nouvelles formes de cooperation. VisualHunt

Cette nouvelle technologie donne à l’entreprise américaine un avantage concurrentiel sans précédent sur le marché des satellites de télécommunication. Airbus Defense Space n’arrive pas à faire le poids et se retrouve de fait exclu de ce marché mondial haut de gamme. Comment rattraper ce retard ?
Airbus Defense Space ne dispose ni des ressources (humaines, financières ou technologiques) ni des compétences nécessaires pour développer seul une nouvelle plate-forme de satellites. Son concurrent européen, Thales Alenia Space se trouve dans la même impasse. Les deux leaders européens sont donc dans l’incapacité de concurrencer le constructeur américain sur la place mondiale.
Contre toute attente, bien que concurrents Airbus Defense Space et Thales Alenia Space vont s’allier pour relever ensemble le défi technologique auquel l’industrie spatiale européenne est confrontée. En 2005, ils investissent plus de 400 millions d’euros pour démarrer un projet de création d’une nouvelle plate-forme de satellites haut de gamme appelé Alphabus.
Douze ans plus tard, en 2017, Airbus Defense Space et Thales Alenia Space sont revenus dans la course aux satellites de télécommunication et sont considérés comme des acteurs majeurs du secteur. Le projet Alphabus illustre un phénomène interorganisationnel contre-intuitif de coopération entre concurrents et pose la question suivante : Pourquoi une firme aurait-elle intérêt à s’allier avec son pire ennemi ?

La coopétition, une stratégie nouvelle ?

Au milieu des années 1990, le président de l’entreprise Novell invente le néologisme “coopétition” pour décrire les pratiques de son entreprise. Résultat de la contraction entre coopération et compétition, le terme coopétition caractérise des relations interorganisationnelles simultanément coopératives et concurrentielles.
Mais les relations de coopération entre concurrents ne sont pas nouvelles. Au VIe siècle av. J.-C., Sun Tzu recommandait déjà ce type de stratégie dans son traité de stratégie militaire. Cependant, l’introduction du concept de coopétition permet de dépasser l’opposition traditionnelle entre compétition et coopération. Le concept de coopétition a permis de mettre en évidence des pratiques entrepreneuriales et d’analyser le phénomène de coopération entre concurrents sous l’angle du paradoxe et de la dualité.
Afin de transcender le paradoxe de la coopétition, la pensée orientale nous éclaire. Elle permet de comprendre les enjeux de la coopétition, notamment au travers de la figure du yin et du yang. Cette représentation symbolique nous enseigne que toute relation de coopération comprend nécessairement un certain degré de compétition et réciproquement. Le Yin et le Yang symbolisent ainsi parfaitement l’interdépendance d’une firme et son concurrent.

Pourquoi coopérer avec son concurrent ?

Il est cependant difficile de comprendre pourquoi des concurrents se retrouvent impliqués dans ces relations paradoxales de coopétition. Les chercheurs en management stratégique proposent des éléments de réponse.
De manière générale, les firmes qui adoptent des stratégies de coopétition cherchent à bénéficier à la fois des avantages de la coopération et de la compétition. Pourquoi se priver des bénéfices de l’une ou l’autre de ces stratégies lorsqu’on peut prétendre au cumul de ces bénéfices ? D’une part, la coopération permet aux firmes de créer plus de valeur, d’augmenter la taille du gâteau. D’autre part, la concurrence permet à chaque firme d’espérer capter une part supérieure de valeur créée, une plus grande part de gâteau.
De manière plus spécifique, les stratégies de coopétition sont déterminées par un ensemble de facteurs externes et internes. Comme le montre parfaitement le développement des médicaments Plavix et Aprovel par les laboratoires pharmaceutiques concurrents Sanofi et BMS, des firmes concurrentes sont plus à même à coopérer lorsqu’il s’agit d’innover. L’importance des coûts de R&D, la rapidité du progrès technologique ou encore le besoin d’être la première entreprise à commercialiser une innovation, expliquent le besoin d’alliances entre concurrents. Par voie de conséquence, les stratégies de coopétition s’observent très largement dans des secteurs de haute technologie.
Les firmes choisissent de coopérer pour accéder à des ressources (humaines, financières ou technologiques) et des compétences dont elles ne disposent pas. Dans bien des cas, ces ressources et compétences sont détenues par une firme concurrente. Deux firmes concurrentes ont des portefeuilles de ressources et de compétences à la fois complémentaires et similaires, ce qui rend leur combinaison plus efficiente. En coopérant, les firmes concurrentes vont développer de nouvelles capacités qu’elles vont ensuite utiliser individuellement pour améliorer leur compétitivité sur les marchés.

La coopétition, une stratégie omniprésente ?

Les entreprises sont aujourd’hui nombreuses à adopter des stratégies de coopétition. En 2004, Sony et Samsung ont créé une co-entreprise pour développer ensemble la technologie LCD. La technologie développée conjointement sera intégrée dans les lignes de produits respectives des deux partenaires. Sony et Samsung continuent ainsi de se concurrencer sur le marché avec des produits basés sur la même technologie.
La digitalisation de l’économie renforce le besoin de coopération entre firmes concurrentes. En s’alliant avec un concurrent, les entreprises espèrent créer une rupture sur leur marché, leur permettant ainsi de profiter d’un océan bleu et d’un avantage concurrentiel durable. Par exemple, dans le domaine de l’informatique, Microsoft et Salesforce ont décidé d’éditer un logiciel de CRM commun appelé CRM Dynamics. De manière plus emblématique, on peut penser aux relations d’alliance entre Apple et Samsung qui sont par ailleurs concurrents sur le marché des smartphones.
Mais les stratégies de coopétition se retrouvent aussi dans des secteurs moins technologiques. Dans le secteur aérien, de plus en plus de compagnies aériennes (comme Air France) s’engagent dans des stratégies d’alliances avec des concurrents pour pouvoir proposer un plus grand nombre de destinations à leurs clients. Dans le secteur du vin, certains vignerons concurrents ont décidé de créer des marques et appellations communes (comme les AOC) pour gagner en visibilité et accroître la taille de leur marché. De même, dans le secteur touristique, on observe le développement de stratégies coopératives (comme des publicités communes) entre hôtels concurrents pour attirer les touristes dans leur ville.
Cependant, l’adoption de ces stratégies de coopétition présente de nouveaux défis pour les entreprises. Si coopérer avec un concurrent apparaît comme une stratégie pertinente pour les firmes, il n’empêche que la mise en œuvre de cette stratégie paradoxale pose un certain nombre de difficultés pour les managers.
Comment les individus de deux firmes concurrentes peuvent-ils réellement travailler ensemble ? Quelles informations peut-on partager ou non avec son partenaire ? Les stratégies de coopétition questionnent également le cadre juridique. Jusqu’où les entreprises peuvent-elles aller ?
The ConversationDe nouvelles théories et de nouveaux cadres d’analyse sont nécessaires pour comprendre ces stratégies et de coopétition et accompagner les firmes dans leur démarche.
Paul Chiambaretto, Enseignant-chercheur, Montpellier Business School – UGEI et Anne-Sophie Fernandez, Maître de conférences HDR en stratégie, Université de Montpellier
La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.