Ludovic Berthier : plus loin encore de l’équilibre

Ludovic Berthier est directeur de recherche en physique statistique au sein du laboratoire Charles Coulomb et chercheur associé à l’Université de Cambridge. En mars dernier cet auteur de plus de 200 publications a reçu la médaille d’argent du CNRS qui récompense 25 ans de recherche sur les systèmes physiques désordonnés.

« J’aime bien regarder comment les choses bougent en général, je trouve cela fascinant. Comment elles bougent, et pourquoi elles bougent ainsi. » Une liste de publications longue comme le bras, des projets soutenus par des financements prestigieux et pourtant Ludovic Berthier, chercheur au Laboratoire Charles Coulomb de Montpellier, sait encore trouver des mots simples pour expliquer une discipline qui ne l’est pas : la physique statistique. Une spécialité qui s’attache à comprendre et prédire les comportements et l’évolution des systèmes physiques en partant de la brique la plus élémentaire : l’atome, la molécule, la particule… « Plus concrètement nous essayons de comprendre pourquoi un matériau est un solide par exemple, qu’est-ce que cela implique quant à ses propriétés mécaniques quand on le chauffe, quand on l’étire, quand on le compresse… » développe Ludovic Berthier.

Comme un tas d’orange

Alors qu’il débute son doctorat à la fin des années 90 à l’ENS de Lyon, la physique statistique voit s’ouvrir un nouveau champ avec l’étude des systèmes physiques désordonnés et hors équilibre. Un thème qui captive le jeune scientifique : « C’était une période assez excitante, il y avait un véritable engouement de la communauté autour d’une multitude de nouvelles questions ». Il choisit de concentrer sa thèse sur les systèmes vitreux, comme le verre à vitres ou les émulsions. « Si vous refroidissez un matériau ordinaire, les atomes vont s’ordonner sur un réseau cristallin et s’équilibrer selon des étapes bien connues de la physique statistique. Mais si vous soumettez au même traitement un verre à vitre, les particules vont rester désordonnées, un peu comme dans un tas d’orange chez l’épicier. »

Comment expliquer ce comportement ? Par le phénomène de vieillissement. Les matériaux comme les verres relaxent sur des temps très longs et continuent d’évoluer indéfiniment vers un état d’équilibre qui de ce fait n’est jamais atteint. « Les choses qui m’intéressent sont des choses qui évoluent, qui sont dynamiques dans le temps. Les descriptions ordinaires ou les approches mathématiques traditionnelles ne fonctionnent donc pas. Je ne me dis pas quelle est la propriété de ce matériau puisque cette propriété est en train d’évoluer en même temps que je la décris » poursuit Ludovic Berthier.

De l’atome au grain de sable

Sa thèse est récompensée par le prix Saint Gobain jeunes chercheurs de la Société française de physique. Dans la foulée, il décroche un post doc à l’Université d’Oxford ainsi qu’une prestigieuse bourse Marie Sklodowska-Curie. Dans le département de physique théorique, il continue d’accompagner l’émergence de nouvelles questions sur les systèmes désordonnés. « Nous avons posé les premières briques en étudiant des modèles très simplifiés pour essayer de comprendre comment des particules bougent dans un système très dense et désordonné. ». En 2004, après trois années passées dans le bouillonnement d’Oxford, le physicien obtient un poste au CNRS ; il pose ses valises à Montpellier et intègre le L2C où il exerce encore.

Soucieux de maintenir des collaborations internationales fortes et d’élargir ses domaines de recherche à d’autres matériaux, Ludovic Berthier se rapproche de l’Université de Chicago où il poursuit ses travaux au long de l’année 2007. « Il y avait là-bas des spécialistes des matériaux granulaires. En travaillant sur des grains de sable je restais dans des systèmes désordonnés, mais au lieu d’étudier des atomes d’un angström, je considérais des grains de sable d’un millimètre. Pourtant, on observe avec du sable des états de la matière qui se ressemblent : si on agite du sable dans une assiette il cristallise et s’il y a du vent cela forme un gaz… »

A son retour en France, Montpellier l’accueille avec la médaille de bronze du CNRS et un financement de la Région Occitanie. « A cette époque la physique théorique bénéficiait de financements régionaux, ce n’est plus vraiment le cas aujourd’hui, on lui préfère des disciplines beaucoup plus appliquées » observe le chercheur. Les très bons résultats qu’il obtient lui permettent de décrocher un premier graal en 2012 avec la bourse ERC (European research council). La même année il retrouve les bancs de l’ENS de Lyon, mais pour y donner des cours. Un poste qu’il quittera à la rentrée prochaine pour enseigner à l’ENS de Paris.

Monte-Carlo swap et la fondation Simons

Son travail provoque un nouveau retentissement dans la communauté en 2017 avec le « Monte Carlos swap », un algorithme numérique qu’il met au point afin de réaliser des simulations numériques sur l’ordinateur en y étudiant des matériaux modèles. « Les simulations permettent de simplifier la nature au maximum tout en restant suffisamment proches du système réel pour être pertinentes ». L’enjeu sur les systèmes désordonnés est de réussir à simuler les temps très longs sur lesquels ils évoluent grâce à des algorithmes plus rapides. « Grâce au Monte Carlo swap, on parvient à simuler des temps gigantesquement plus longs qu’avant et la simulation peut donc enfin reproduire des expériences réelles. » 

Parallèlement il participe à la collaboration scientifique internationale Cracking the glass problem qui, grâce à la Fondation Simons aux USA, lui octroie un financement important dont il bénéficie encore aujourd’hui. « Pour la physique en France, il est extrêmement difficile d’obtenir des financements, alors être indépendant financièrement pendant 8 ans c’est le rêve, confie le chercheur. Il se termine dans un an, après ce sera retour à la case départ ». Pour ce nouveau départ Ludovic Berthier peut compter depuis 2019 sur un atout de taille, son poste de chercheur associé à l’Université de Cambridge avec laquelle il partage désormais son emploi du temps. « Je me suis remis en question scientifiquement en allant là-bas. On y trouve une forte densité de chercheurs, et j’y ai renouvelé mes idées ».

Médaille d’argent

Des idées qu’il rassemble actuellement dans l’écriture d’un projet d’ERC ouvert sur un nouveau défi : l’étude physique de la dynamique collective de systèmes biologiques. A l’instar du prix Nobel de physique 2021 Giorgio Parisi, avec qui Ludovic Berthier collabore, et de ses études sur les nuées d’étourneaux, lui souhaiterait s’intéresser aux tissus biologiques « Je peux regarder ce tissu en tant que matériau ; tirer dessus, le déformer, le regarder couler pour tenter de comprendre les propriétés mécaniques qui émergent au niveau collectif depuis la cellule, ou encore comment les cellules s’auto-organisent pour restructurer le matériau, par exemple lorsqu’on se blesse et que le tissu est déchiré. C’est fascinant, c’est aller plus loin encore de l’équilibre qu’auparavant ».

Un enthousiasme que seule entame la difficulté de décrocher des financements dans un contexte international particulièrement compétitif. « La liste des compétiteurs est parfois décourageante : lorsque l’on demande une ERC on peut avoir face à soi des prix Nobel, des professeurs des instituts Max Planck qui disposent de moyens considérables que nous n’avons pas pour effectuer leurs recherches. » En attendant que ces financements arrivent, c’est avec une grande joie que Ludovic Berthier a reçu en mars dernier la médaille d’argent du CNRS, quinze ans après sa médaille de bronze. « Cette nouvelle m’a rendu vraiment content. Je me suis dit que le travail que nous faisons était vu et reconnu. Un retour bienveillant de l’institution est toujours très appréciable. »