Ce que l’on sait de “Tapinoma magnum”, la fourmi noire et brillante qui envahit l’Europe
De très nombreux foyers invasifs de la fourmi noire « Tapinoma magnum » ont été détectés en Europe. Elles ne posent pas de danger sanitaire immédiat, mais les populations colossales de chaque colonie peuvent causer des dégâts considérables en milieux urbains, agricoles et même naturels. Espérant endiguer cette invasion, la recherche s’active aujourd’hui pour mieux la caractériser, évaluer ses impacts et explorer des pistes pour limiter les dégâts.
Bernard Kaufmann, Université Claude Bernard Lyon 1; Alan Vergnes, Université de Montpellier; Giovanny Destour, Université de Montpellier et Marion Javal, Institut de recherche pour le développement (IRD)

Le terme d’invasion biologique désigne l’introduction et la prolifération d’espèces animales, végétales ou microbiennes hors de leur aire d’origine. La plupart des espèces envahissantes bouleversent les écosystèmes en concurrençant les espèces locales, puis en modifiant les habitats. Elles représentent un fardeau économique croissant pour les sociétés humaines et une menace pour la biodiversité.
Parmi ces espèces, les fourmis occupent une place prépondérante. Jusqu’à présent, l’Europe et la France avaient été relativement épargnées, malgré la présence de la fourmi d’Argentine Linepithema humile le long du pourtour méditerranéen ou de Lasius neglectus dans tout le continent. Des alertes récentes font craindre l’installation de la fourmi de feu rouge (Solenopsis invicta), détectée en Sicile, et de la fourmi électrique (Wasmannia auropunctata), détectée par deux fois dans le Var, deux espèces ayant causé des dommages majeurs à l’agriculture, aux personnes et à la biodiversité partout où elles ont été importées.
Mais c’est une autre espèce qui retient aujourd’hui l’attention en Europe occidentale : Tapinoma magnum. De très nombreux foyers invasifs ont été détectés, avec d’énormes populations qui infligent des dégâts considérables. Il est urgent aujourd’hui de comprendre ses caractéristiques, ses impacts, l’état de la recherche en France, et d’explorer des pistes pour limiter ses dégâts.
La découverte de supercolonies
En 2011, des chercheurs et naturalistes découvrent en France, Allemagne et Italie, des fourmis du genre Tapinoma (abrégé en T.) qui se révèlent fortement envahissantes. Un groupe de travail européen se forme rapidement, avec des équipes à Görlitz (Allemagne, B. Seifert), Rome (Italie, D. d’Eustacchio), Jaen (Espagne, P. Lorite) et Lyon (France, B. Kaufmann).
À cette date, une seule espèce du genre, T. nigerrimum, assez grande relativement aux autres espèces du genre (2-5 millimètres), est connue en Europe méditerranéenne et en Afrique du Nord occidentale, mais la littérature scientifique ne lui prête aucun caractère envahissant. Pourtant, sur le terrain, les colonies observées sont constituées de nombreux nids interconnectés par des pistes constamment fréquentées par des ouvrières, un réseau dense pouvant couvrir plusieurs hectares, constituant ce qu’on appelle des supercolonies, qui sont très envahissantes.
En 2017, une analyse couplant morphologie détaillée et génétique révèle que T. nigerrimum regroupe en réalité au moins quatre espèces différentes : T. nigerrimum, T darioi, T. ibericum et T. magnum.
Ces trois dernières sont des espèces supercoloniales et envahissantes en Europe, la plus courante étant, de loin, T. magnum. En 2024 est ajoutée une une cinquième espèce, T. hispanicum, regroupant des populations espagnoles, de T. nigerrimum (non envahissante).
Des origines diverses
De ce que l’on sait de ces fourmis envahissantes, T. darioi est indigène en Catalogne et probablement dans le Languedoc, tandis que T. ibericum est probablement indigène dans le reste de l’Espagne.
Pour T. magnum, la situation est plus compliquée, ses zones d’origine possibles recouvrant les États du Maghreb (Maroc, Algérie et Tunisie) et l’ensemble de la péninsule italienne, peut-être jusqu’à la Côte d’Azur en France.
Les analyses génétiques démontrent cependant que la vaste majorité des populations importées dans les régions non méditerranéennes d’Europe proviennent du sud de l’Italie, en particulier de la Sicile, de la Calabre et des Pouilles. Seules de très rares populations ont pu être associées au Maghreb. Pour la Corse, les populations semblent provenir du sud de l’Italie, avec peut-être de faibles apports algériens.
Des colonies couvrant jusqu’à 20 hectares
T. magnum et ses espèces sœurs envahissantes sont supercoloniales : leurs nids, nombreux et reliés par des pistes actives, peuvent abriter de nombreuses reines. Construits en accumulant du sol pour créer des « solariums » exposés à la chaleur, ou installés dans des cavités chaudes, ces nids optimisent la croissance des larves. Les mâles et futures reines sont produits au printemps (entre mars et mai), les ouvrières plus tard au printemps et à l’automne.
La supercolonie est un ensemble fluide dont les contours s’étendent ou se contractent selon la température, l’humidité et les ressources, couvrant parfois plus de 20 hectares, sauf si le paysage (routes, cours d’eau, forêts) limite son expansion. Le régime alimentaire des Tapinoma envahissantes est généraliste, mais repose fortement sur l’exploitation du miellat de pucerons, en particulier sur les racines.
Lors des premiers signalements hors zone méditerranéenne, le commerce des oliviers centenaires italiens et espagnols a vite été suspecté d’être la source principale des populations envahissantes. Cette hypothèse a été confirmée par un travail avec les vendeurs de plantes à Montpellier et à Lyon, qui a montré qu’une bonne partie d’entre eux hébergeaient une ou plusieurs espèces de Tapinoma envahissantes, souvent issues d’origines géographiques différentes.
Cependant, des observations récentes indiquent d’autres vecteurs de transport potentiels : voitures dans lesquelles les fourmis monteraient pendant la journée pour y trouver des températures élevées, transport de déchets verts, déplacement de plantes ornementales pour des événements ou encore transports de préfabriqués.
Noires, brillantes et très rapides
Les Tapinoma envahissantes sont aisées à reconnaître sur le terrain : ce sont des fourmis noires, brillantes, extrêmement rapides, dont les ouvrières sont, au sein de la même colonie, de tailles variées entre 2mm et 5mm.

Lorsqu’on les écrase, elles ont une odeur caractéristique, décrite par les auteurs anciens comme rappelant le beurre rance. Ce diagnostic ne suffit pas. T. nigerrimum, indigène et sans problème, a les mêmes caractéristiques, et d’autres espèces (T. erraticum, T. subboreale, T. madeirense) plus petites, ont la même odeur.
Pour être certain d’avoir devant soi une Tapinoma envahissante, il faut pouvoir observer plusieurs nids reliés par des pistes de fourmis.
Distinguer les trois espèces envahissantes demande davantage de moyens génétiques, chimiques ou d’imagerie déployés par nos laboratoires.
Dégâts urbains et agricoles
Première chose à rappeler : les Tapinoma si elles sont agaçantes, ne présentent pas de risque sanitaire avéré, sauf pour de très jeunes enfants en contact direct avec des nids populeux.
Cependant, les Tapinoma envahissantes causent des dégâts dans les milieux naturels comme en zones urbaines ou agricoles, avec des effets négatifs directs ou indirects sur la biodiversité non quantifiés à ce jour, mais probablement importants.

En maraîchage et dans les potagers des particuliers, les fourmis terrassent de grandes quantités de sol, dénudant les racines ou enterrant les tiges. Elles coupent feuilles et tiges, élèvent des pucerons en masse, attaquent certains légumes. Les pertes d’exploitation peuvent être importantes, surtout en serres : dans la Drôme, un maraîcher bio s’est par exemple vu amputé des deux tiers de son chiffre d’affaires.
Pour les entreprises, la présence massive de fourmis trouvées dans les objets fabriqués et exportés peut conduire à leur refus ou leur renvoi, et en restauration, elles peuvent contaminer les cuisines ou faire fuir les clients des terrasses. Les services d’espaces verts constatent un effet sur la fréquentation des zones les plus envahies des parcs, sur l’usage des jardins partagés à Lyon et sur les serres de production à Grenoble.
Nous nous attendons à ce que ces espèces se répandent rapidement dans l’ensemble du pays et que leurs impacts se multiplient. Contrairement à d’autres espèces envahissantes comme la fourmi d’Argentine et Lasius neglectus, notamment du fait que les Tapinoma ont été importées de plusieurs régions, à de multiples reprises, et présentent donc une forte diversité génétique, elles disposent d’un potentiel d’adaptation très important. Leur capacité à s’installer partout dans le pays est fortement renforcée par le changement climatique.
Plusieurs groupes de recherche dont nous faisons partie sont aujourd’hui à pied d’œuvre pour mieux comprendre ces espèces et proposer des stratégies de lutte, agissant en réseau avec les acteurs de terrain, des associations et des collectivités territoriales. Dans nos laboratoires à Lyon (B. Kaufmann), Avignon (IMBE, Montpellier(CEFE, CBGP) et Tours (IRBI), nous étudions leurs mécanismes de dispersion et de prolifération, leur génétique, leur écologie et travaillons sur des méthodes de lutte. Nos recherches devraient aboutir à l’élaboration d’une stratégie et d’outils de lutte dans les deux années qui viennent.
Comment réagir si vous suspectez une invasion chez vous ?
Aux particuliers qui seraient confrontés à une suspicion de Tapinoma, plusieurs conseils :
- d’abord, il faut s’assurer qu’il s’agit bien d’une Tapinoma envahissante et faire identifier l’espèce par un spécialiste en contactant le projet FIVALO pour la région Centre ou Bernard Kaufmann pour le restant du territoire. Ce point est vital pour ne pas porter préjudice aux espèces de fourmis locales, qui sont la première barrière contre l’invasion. C’est en particulier le cas dans la moitié sud de la France, où l’espèce locale T. nigerrimum est présente.
- Ensuite, contacter ses voisins pour savoir s’ils sont atteints aussi et pouvoir agir ensemble par la suite,
- puis sa municipalité ou son intercommunalité par une lettre signée par l’ensemble des résidents concernés.
Dès lors, commencer à lutter. Inutile de contacter des désinsectiseurs, sauf si l’invasion est limitée à une ou deux maisons ou jardins, mais suivre trois principes simples.
- Le premier, rechercher les nids (au printemps et à l’automne) soit dans le sol soit dans des objets du jardin (compost sec, pots de fleurs, jardinières, sous des tuiles, des dalles, de pierres, du métal, de la bâche de jardinage) ou le long de la maison (escaliers, chaufferie ou buanderie, combles).
- Le deuxième, les détruire si possible en les noyant sous de l’eau chaude (60 °C) ou de grandes quantités d’eau d’arrosage (dans ce cas, renouveler fréquemment) ; si impossible, les déranger physiquement à la bêche et enlever les sites favorables.
- Le troisième, attirer les fourmis dans des nids « pièges » improvisés : tous les objets du jardin cités peuvent servir de piège. En effet, au printemps, les fourmis élèvent leurs futures reines qui ont besoin de chaleur et donc de soleil. C’est le moment de les éliminer, afin de limiter le nombre de reproducteurs à la saison suivante.
Pour les entreprises, les professionnels et les collectivités : les procédures expliquées plus haut demandent une main d’œuvre trop importante pour être soutenables, il n’y a donc pas de solution clé en main pour l’instant. C’est pour cela qu’il faut veiller à faire de la prévention, en particulier pour les services chargés des espaces verts ou pour les paysagistes.
Les précautions essentielles consistent à vérifier si les fourmis ne sont pas présentes dans les espaces verts, les bâtiments ou les déchetteries du territoire ou de l’entreprise ; inspecter les plantes choisies pour les espaces verts ou l’aménagement intérieur ; surveiller les transports de déchets verts ou de compost ; et limiter la présence des fourmis sur les parkings où elles pourraient monter dans les véhicules. Il ne faut pas hésiter à contacter les laboratoires pour solliciter des conseils.
Bernard Kaufmann, Maître de conférences en écologie, Université Claude Bernard Lyon 1; Alan Vergnes, Chercheur, Université de Montpellier; Giovanny Destour, Chercheur, Université de Montpellier et Marion Javal, Chercheuse, Institut de recherche pour le développement (IRD)
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.