Débat :  La « Grande Sécu », mythe ou réalité ?

En novembre dernier, Olivier Véran, ministre de la Santé, commandait au Haut Conseil pour l’avenir de l’Assurance Maladie, dont le rôle est notamment de réfléchir aux « évolutions envisageables des politiques d’assurance maladie », un rapport sur l’articulation entre assurance maladie obligatoire et complémentaires santé. Ainsi était lancée l’idée d’une « Grande Sécu » qui supprimerait la part du remboursement des soins prise en charge par les mutuelles au profit de la caisse d’assurance maladie.

William Genieys, Sciences Po et Mohammad-Saïd Darviche, Université de Montpellier

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Tandis que les assureurs privés de la santé manifestaient leur opposition, la presse nationale s’est fait le relais de ce débat. Parmi les détracteurs du projet, l’ex-ministre de la Santé Xavier Bertrand, qui l’a attaqué vertement dans une tribune intitulée « La “Grande Sécu” serait une folie ». L’épouvantail d’une médecine à deux vitesses sur le modèle anglais ou américain était alors agité.

Publié début janvier 2022, le rapport commandé par Olivier Véran envisage quatre scénarios de remboursement des soins. Malgré sa mise en ligne, le débat sur le futur de la Sécurité sociale reste absent de l’agenda politique de la présidentielle. Le projet de Grande Sécurité sociale n’en est pas moins une réalité qui a commencé à se dessiner il y a quarante ans. Nous en retraçons l’histoire dans un essai à paraître, dont voici les grandes lignes.

Le long adieu au modèle de sécurité sociale de 1945 : l’action de l’élite du Welfare

Le tournant de la « Grande Sécurité sociale » a été initié au début des années 1980, par une élite composée de plusieurs générations de hauts fonctionnaires). Depuis cette période, le contrat social de 1945 associant la couverture maladie à l’exercice d’une profession n’a cessé d’être redéfini.

Pour le comprendre, revenons quelques décennies en arrière. À la fin de la Deuxième Guerre mondiale, l’ordonnance d’octobre 1945 fonde le nouveau contrat social autour de la Sécurité sociale). Inspirée du modèle allemand, cette dernière prend la forme d’une démocratie sociale basée sur le paritarisme : les caisses de Sécurité sociale sont cogérées par le patronat et les syndicats de salariés. Durant les Trente Glorieuses, Pierre Laroque et les juristes du Conseil d’État, empreints de philosophie sociale, mettent en musique la distribution des prestations sociales avec les syndicats. Mais les chocs pétroliers de 1973 et 1979, qui entraînent le développement du chômage, plongent ce système de gouvernement de l’assurance maladie dans une crise structurelle.

Une longue guerre de pouvoir s’engage alors pour le gouvernement de la Sécurité sociale. Face-à-face : les partenaires sociaux, les partisans d’une privatisation et des élites d’État divisées en trois groupes. Le premier est celui des conseillers d’État « héritiers » de Pierre Laroque, partisan d’un statu quo. Le second, les « moines soldats » de Bercy engagent une campagne pour contrôler la dérive du budget social. Le troisième, enfin, qu’on a qualifié d’ élite du Welfare, rassemble des magistrats de la Cour des comptes porteurs d’un projet de réforme du gouvernement de la Sécurité sociale.

Le parcours de Jean Marmot, magistrat de la Cour des comptes, est emblématique du combat mené par la nouvelle élite. Issu de la « Botte » de l’École nationale d’Administration (les quinze premiers d’une promotion), ce magistrat à la Cour des comptes s’engage dans les affaires sociales alors même que les carrières y sont très peu valorisées. Son but : initier avec ses collègues de la Cour la réforme de la Sécurité sociale en instaurant un contrôle démocratique des comptes, inexistant jusqu’alors. Son passage à la Direction de la Sécurité sociale lui permet de faire avancer cette idée.

Avec l’alternance de 1981, la question des comptes sociaux alimente le clivage politique entre la gauche et la droite, deux ans avant que le tournant de la rigueur budgétaire ne fracture la gauche de gouvernement. Malgré le « système des dépouilles » à la française (principe selon lequel un nouveau gouvernement substitue des fidèles à ceux qui sont en place), l’élite du Welfare accroît son pouvoir dans le gouvernement de la Sécurité sociale. Certains d’entre eux affrontent leur ministre de tutelle – Nicole Questiaux puis Georgina Dufoix – sur la question de l’exercice du contrôle des comptes sociaux. Le conflit s’achève en 1995 lorsque le Président Jacques Chirac, après une campagne autour de la « fracture sociale », fait le choix d’engager la réforme du gouvernement de la Sécurité sociale.

La réforme constitutionnelle de 1996, qui impose au Parlement d’exercer un contrôle sur le financement de la Sécurité sociale, suivie quelques années plus tard par l’introduction puis par l’élargissement d’une protection maladie universelle (CMU 2000 et PUMa 2016), seront au fondement de la Grande Sécurité sociale.

En marche vers une « Grande » sécurité sociale : universalisation et pilotage par l’État

Le modèle de Grande Sécurité sociale imaginé par l’élite du Welfare se concrétisera par une série de réformes portée par les gouvernements de droite comme de gauche. La réforme constitutionnelle du 22 février 1996 instaure, tout d’abord, la Loi de Financement de la Sécurité sociale. La Couverture Maladie universelle (CMU) est établie dans la foulée, par le gouvernement Jospin, en 2000).

Suite à la réforme des retraites de 2003, la droite engage celle de l’assurance maladie (loi Douste-Blazy de 2004), achevant ainsi de déposséder les partenaires sociaux de leur pouvoir de gestion au profit de l’élite du Welfare. La création de l’Union Nationale des Caisses d’Assurance Maladie (UNCAM) permet d’inféoder la fonction de Président de Caisse, traditionnellement occupée par un élu syndical, à celle de directeur, octroyée à un haut fonctionnaire.

Sous la Présidence de Nicolas Sarkozy, la création en 2009 d’un ministère du budget et des comptes publics auquel est rattachée la puissante Direction de la sécurité sociale est l’occasion d’un dernier conflit avec les élites de Bercy. Forte de sa capacité à développer des politiques conjuguant enjeux médico-sociaux et maîtrise des dépenses, l’élite du Welfare conforte l’élan de la Grande Sécurité sociale.

Pour consolider le chemin ainsi pris, la nouvelle génération de l’élite du Welfare monopolise les postes de gouvernement au sein d’un « triangle de fer » composé par la Direction de la sécurité sociale, l’Union nationale des caisses d’assurance maladie et les différentes hautes autorités et agences du secteur de la santé créées depuis la fin des années 1990.

Peu à peu, le profil sociologique de l’élite du Welfare modifie. Les magistrats de la Cour des comptes cèdent leur place. Les nouveaux hauts fonctionnaires sont issus de l’Inspection générale des affaires sociales ou formés au sein même de la Direction de la sécurité sociale. Le parcours de Dominique Libault, premier directeur de la Sécurité sociale formé en interne (2000-2012), atteste de cette évolution. Celui de Thomas Fatôme, énarque et Inspecteur général des affaires sociales, passé dans les cabinets ministériels sous les présidences Sarkozy et Macron, et successivement directeur de la Sécurité sociale et de l’UNCAM, le confirme.

La forte identité professionnelle, leur dépolitisation, rend les membres de cette élite interchangeables. C’est ainsi qu’ils ont pu se rendre indispensables sous les présidences Sarkozy, Hollande et Macron et assurer le contrôle de dépenses d’assurance maladie tout en faisant évoluer le système vers la protection maladie universelle.

La Grande Sécurité sociale face au défi des crises de 2008 et 2020

Le développement du projet de Grande Sécurité sociale ne fut pas sans embûche. La crise financière mondiale de 2008 a impacté durement les finances publiques. La pandémie Covid-19 de 2020 a mis sous tension le système hospitalier. Le défi du déficit de l’Assurance maladie a été un véritable crash test pour l’avenir de la grande Sécurité sociale.

Sur le volet financier, l’élite du Welfare a œuvré sous les présidences Sarkozy et Hollande pour maintenir sous contrôle les dépenses de l’assurance maladie. En effet, le déficit de la Sécurité sociale est, juste après la crise financière, en 2010, de 28 milliards d’euros ; en 2015, 10,8 milliards d’euros. En 2018, il est ramené à 1,2 milliard d’euros avant de rebondir pour 2019 et 2020 autour de 5 milliards d’euros. Avec la pandémie en 2021, il s’élève à 34,6 milliards d’euros avec pour prévision 21,6 milliards d’euros en 2022… Des techniques budgétaires éprouvées telles que le respect rigoureux de l’Objectif national de dépenses d’assurance maladie (ONDAM) ont permis une maîtrise relative des déficits. Néanmoins, l’application zélée de la tarification des actes médicaux en milieu hospitalier, dite « T2A », a été vécue comme particulièrement contraignante.

À ce titre, un collectif de 123 signataires, composé notamment de professeurs de médecine, de médecins, d’experts, etc. s’est élevé contre les effets délétères de cette politique). Ces défenseurs de l’hôpital public dénoncent la mise en œuvre d’une idéologie « gestionnaire ». Toutefois, pour l’élite du Welfare, la question du contrôle des dépenses de santé est indissociable de la stratégie d’universalisation de la couverture maladie.

Sous le ministériat de Marisol Touraine, la loi Protection universelle Maladie a assoupli le critère de résidence pour l’accès à l’assurance maladie. Dans le même mouvement, l’élite va obtenir la création d’une cinquième branche de la Sécurité sociale relative à la prise en charge de la dépendance (2021). Fin 2021, un projet de suppression des complémentaires santé privées est présenté.

Aujourd’hui, le budget Sécurité sociale (470 milliards) dépasse celui de l’État (350 milliards). Il entend refléter une doctrine progressiste conforme aux exigences de la maîtrise budgétaire. Mais la crise de la Covid-19 est venue mettre à l’épreuve cette perspective.

Le Ségur de la santé, conclu par les accords signés entre le gouvernement de Jean Castex et les partenaires sociaux en juillet 2021, sera-t-il suffisant pour éviter une nouvelle crise ? Le futur nous le dira.

De façon plus générale, la réalisation de la Grande Sécurité sociale met en lumière le rôle positif de certains hauts fonctionnaires dans la défense de l’intérêt général. Cela mérite d’être souligné, en cette période où l’antiélitisme est de rigueur, et devrait amener à nuancer le réflexe de rejet des élites d’État en charge des affaires de la cité.


Pour aller plus loin :The Conversation

  • Genieys William, Darviche Mohammad-Saïd, Éloge d’une élite. Les hussards de la “Grande” Sécurité sociale, 2022 (à paraître).

William Genieys, Directeur de recherche CNRS au CEE, Sciences Po et Mohammad-Saïd Darviche, Maître de conférences, Université de Montpellier

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.