Festivals : après le séisme

Festival Arabesques, Montpellier, septembre 2019 : Sofiane Saïdi puis Marcel & Rami Khalife Feat enflamment l’événement ; des publics venus des quartiers, des centres et périphéries sociales et géographiques sont en liesse.

Emmanuel Négrier, Université de Montpellier

Le festival Ecaussystème, à Gignac, en 2019.

Festival Arabesques, Montpellier septembre 2020. À la surprise de beaucoup, le festival se tient, profondément revu vu les circonstances. De l’aveu des organisateurs, il s’agit moins de persister en tant qu’agent économique que d’atteindre deux objectifs que se donnent la plupart des festivals.

Le premier : soutenir les artistes relevant d’un genre ou d’une esthétique ; ici les musiques du monde, particulièrement touchées par le fléau et son impact sur les mobilités. Le second : préserver le rendez-vous annuel que le festival et son équipe auront donné à des partenaires, des bénévoles, des publics, même en nombre forcément plus limité.

Ces deux clefs de l’activité festivalière ont été au principe du maintien de quelques événements. Elles n’ont pas suffi à la plupart des autres. Une troisième dimension de l’activité festivalière a conduit beaucoup d’acteurs publics à changer de regard, et pour certains de façon assez brutale : l’économie. On a ainsi découvert que la suppression de plus de 2000 événements (on peut estimer à environ 4000 le nombre d’événements touchés par la Covid-19 car se déroulant entre avril et août 2020) avait un véritable et sinistre impact économique, social et artistique.

Impact économique et social

Le cumul des dépenses non effectuées par les festivals et les festivaliers et leurs effets induits dépasse, au cours de ces 6 mois, deux milliards d’euros. Ceux qui pensaient que le caractère nécessairement éphémère d’un événement en faisait un opérateur économique frivole ou subsidiaire en sont pour leurs frais : derrière la fête, c’est un monde économique particulier mais important qui s’est développé à la faveur de ce que l’on peut appeler la « festivalisation » de la culture.

En termes d’emploi, bien sûr, le contraste est plus important entre les quelques permanents et la grande diversité des professionnels d’une semaine, d’un mois, d’une prestation ponctuelle. Mais là aussi, cela finit par concerner des milliers d’emplois que les décisions gouvernementales touchant au chômage et au report des dates anniversaires d’intermittence (pour éviter de demander à des artistes hors d’état de se produire de prouver des heures d’activité !) ont permis d’amortir.

Au plan social, il faut parler de l’activité des bénévoles qui, en moyenne en France, représentent les deux tiers des actifs mobilisés par les événements. C’est donc tout un monde, pas nécessairement professionnel ou salarié, mais bel et bien engagé dans l’épopée festivalière, qui s’est retrouvé coi. Enfin, les engagements artistiques anéantis par ces annulations représentent, pour certains, une part déterminante de leur année professionnelle, voire des engagements futurs.

Lieu de rendez-vous et concentré d’entreprises

Le festival n’est pas un moment refermé sur lui-même ni un opérateur uniquement centré sur son entreprise. Un festival, c’est une étape dans un parcours, un lieu de rendez-vous, un quasi « marché » parfois. Avignon l’incarne pour le théâtre, Auch pour le cirque, Cannes pour le cinéma. Un festival, c’est un concentré d’entreprises : des agents d’artistes, des cuisiniers, l’inventeur génial de la machine la plus rapide du monde pour nettoyer les verres consignés, des prestataires techniques, de sécurité, etc.

Alors le destin d’un festival, c’est aussi celui de tout ce petit monde d’une économie à la rentabilité parfois modeste, souvent non lucrative, mais qui ne peut se permettre le déficit, et ne supporte pas le silence.

Un festival, c’est enfin une petite République éphémère, qui réunit des participants aux profils souvent diversifiés, plus ou moins connaisseurs et amateurs de parties de la programmation, mais qui adoptent des formes de tolérance à l’égard des goûts et comportements des autres qu’ils se promettent souvent de les expérimenter. Dans un festival, la prise de risque que constitue la découverte d’un nouveau style ou d’un artiste inconnu est amortie par la liesse, la pratique collective, l’effusion.

La crise sanitaire n’a d’ailleurs contraint les opérateurs au silence que la mort dans l’âme, et après avoir tout tenté avec les préfets, les autorités sanitaires et les collectivités locales. Souvent, malgré l’annulation, on a voulu allumer la petite flamme de l’existence, ou bien donner rendez-vous, déjà, à l’an prochain ! Les Moments Musicaux du Tarn ont dû renoncer, mais ils ont accueilli François-René Duchâble pour un concert qui a donné, pour un soir, à la musique un parfum de vaccin contre la sinistrose. Le Festival des Suds (Arles) a fait de même. En Corrèze et en Creuse, les festivals Kind of Belou ou Musique à la Source ont maintenu des dates, à défaut de reproduire ce mélange si spécifique entre production artistique, convivialité et fête.

Un phénomène anthropologique

L’importance acquise par les festivals dans la vie sociale se vérifie par deux derniers phénomènes. D’une part, de toutes les pratiques culturelles, c’est celle des festivals qui enregistre, depuis vingt ans, le plus fort taux de croissance, quand la fréquentation des concerts, des musées ou du cinéma tendent plutôt à stagner.

La récente étude du Département des Études, de la Prospective et de la Statistique du ministère de la Culture est très claire à ce sujet.

L’autre preuve, c’est la prolifération des fêtes, autour de propos artistiques très divers, qui ont eu lieu malgré la crise. C’est l’indice que la festivalisation est loin de n’être que la réponse par le « live » à la crise de l’économie du disque, comme on le prétend parfois. C’est au contraire un phénomène anthropologique, et c’est en cela qu’il affronte douloureusement la crise sanitaire, tout comme il avait, auparavant, fait face à l’essor des thématiques sécuritaires.

Mais les festivals sont un monde faussement homogène. En termes économiques, on peut, face à la crise, déjà constater deux grands types qui la vivent différemment parce que leur incertitude stratégique n’est pas de même nature.

D’un côté, les festivals qui sont très dépendants des subventions, souvent en musiques classiques, en théâtre, danse et à un moindre degré en jazz et musiques du monde. Là, l’incertitude porte sur l’avenir des politiques culturelles à l’horizon 2021-25. Le maintien, en 2020, de la plupart des subventions promises ne peut être considéré comme une garantie de survie, même si elle est un important levier que beaucoup de festivals étrangers n’ont pas à leur disposition. De l’autre côté se trouvent les festivals qui dépendent majoritairement de la billetterie. On les trouve fréquemment dans le secteur des musiques actuelles (rock, pop, électro notamment). Eux sont largement dépendants des comportements des publics, dans un contexte où les taux de remplissage pour parvenir à l’équilibre se sont considérablement accrus ces dernières années. Même si beaucoup de publics ont accepté le report de réservation (sur 2021) plutôt que le remboursement, cela ne fait que produire une trésorerie inhabituelle, mais ne dit rien sur la soutenabilité économique de ces événements à court terme. Et cela concerne les festivals en tant que tels, mais aussi toutes les entreprises qui lui sont plus ou moins liées.

Deux voies de réflexion

Face à ces incertitudes, deux voies différentes doivent faire l’objet de réflexion : l’action publique et l’action collective. L’action publique met en question le rôle que veulent se donner l’État et les collectivités territoriales en la matière. Curieusement, alors que ces dernières sont parmi les plus interventionnistes en Europe, elles affichent peu de priorités politiques explicites en la matière. Il manque ensuite une véritable observation systématique du domaine, en dépit des récents efforts accomplis, mais peu suivis, au sein du ministère de la Culture.

L’État peut, en dehors même du ministère qui en a la charge, veiller à deux dossiers sensibles. Le premier est la lutte contre les éventuels abus de position dominante, ceux précisément liés à la concentration qui affecte le secteur depuis quelques années. Le second est la révision de la politique pour le moins chaotique en matière de coûts de sécurité, qui grèvent les économies festivalières de façon inappropriée et très inégale selon les territoires. La circulaire Collomb du 15 mai 2018 entendait en effet réévaluer l’indemnisation, par les festivals, des services d’ordre (police ou gendarmerie) aux abords des événements. Son application a donné lieu à d’énormes disparités selon les départements, et à une annulation pour excès de pouvoir, par le Conseil d’État, d’une partie du dispositif.

L’action collective est l’autre voie, qui respecte la singularité de l’écosystème festivalier, dont les ressources propres (buvette, restauration, merchandising) et dépenses (techniques, sécurité, cachets) sont plus élevées que dans le monde de la « permanence culturelle » (francefestivals.com/media/francefestival/6-sofestindicateurs.pdf). Cette originalité pousse les festivals à devoir organiser leur propre monde, en tissant des liens de coopération ; en interrogeant les perspectives liées à la participation active des publics; en s’intéressant à ce que le confinement a engendré en mode numérique : l’idée d’effusions à distance. La coopération entre acteurs est une vieille idée, souvent anéantie par l’opportunisme de quelques-uns.

Pourtant, le monde festivalier change sous nos yeux. Auparavant, les fondateurs avaient une vision très individualisée, voire héroïque et patrimoniale, de « leur » festival. Ils y étaient un peu comme Dieu sur terre. La nouvelle génération de responsables n’a ni le même capital ni les mêmes valeurs pour s’imposer en majesté sur leur territoire. Et si Dieu a toujours été peu coopératif, les apôtres du monde festivalier actuel sont plus désireux et contraints de l’être que jamais.


Emmanuel Négrier sera présent aux États Généraux des festivals, les 2 et 3 octobre prochains, à Avignon. Il interviendra sur le thème de l’évolution des modèles économiques des festivals.The Conversation

Emmanuel Négrier, Directeur de recherche CNRS en science politique au CEPEL, Université de Montpellier, Université de Montpellier

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.