Le carburant des gilets jaunes

Pendant plus d’un an, tous les jours sur les ronds-points et presque tous les samedis dans la rue, des gilets jaunes se sont rassemblés pour crier leur désir de justice sociale. Sous les gilets, des hommes et des femmes aux profils hétérogènes, embrasés par l’étincelle d’une taxe carbone dénoncée comme inégalitaire.

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Le 17 novembre 2018 éclatait, à la stupeur générale, l’acte 1 d’un conflit social qui en compterait 65, déstabilisant le pouvoir pendant de nombreux mois (Le Monde 17/11/2018). Dans les rues et sur les ronds-points des milliers de manifestants vêtus d’un gilet jaune crient leur colère suite à l’annonce de la taxe carbone comme en témoignent les slogans brandis dans les manifestations : « Stop aux taxes » ; « La goutte d’essence qui fait déborder le vase » ; « Arrêtez de nous pomper » ; « Jo le taxé »

Reposant sur le principe du pollueur-payeur, la taxe carbone qui vise à réduire les émissions de gaz à effet de serre est vécue par une part importante de la population comme une taxe injuste dans un contexte où l’augmentation du cout de la vie pèse déjà sur les classes moyennes et populaires. « Les mouvements liés à la question de l’énergie interrogent toujours des modèles de société, explique Emmanuelle Reungoat, chercheuse en science politique au Centre d’études politiques et sociales (Cepel)*. Les gilets jaunes se mobilisent au départ sur la question du carburant mais en quelques semaines le mouvement va dénoncer l’injustice fiscale, les inégalités sociales puis les institutions parce que les questions d’énergie touchent la mobilité, le pouvoir d’achat et l’organisation politique et sociale. »

Mobilités interpellées

La spontanéité de cette révolte surprend les observateurs, « c’était un mouvement difficile à lire qui ne correspondait ni au public, ni aux modes de protestations habituels » se souvient la chercheuse qui participe alors dans l’urgence à l’élaboration d’un questionnaire qui servira de support à une grande étude nationale, la seule réalisée in situ sur les gilets jaunes. Malgré une très forte hétérogénéité, « parler des gilets jaunes est presque un abus de langage » souligne d’ailleurs Emmanuelle Reungoat, il est possible d’avancer quelques éléments : des populations souvent issues de certains fractions des milieux populaires et des classes moyennes, souvent péri-urbaines, habitants de petites villes ou de communes rurales, offrant des préférences électorales hétérogènes et parfois antagonistes, plutôt proches des positions les plus polarisées du spectre politique, et assez éloignées des syndicats et des partis politiques, d’où une défiance assumée envers ces derniers.

Certaines professions comme les métiers du soin y sont aussi surreprésentées, des aides à domicile, des aides-soignants et soignantes, des infirmières qui ont vu le service public se dégrader… « Des gens qui travaillent beaucoup avec leur voiture et dont les déplacements ne sont pas pris en compte dans le salaire mais pèsent lourd dans le portefeuille ». Les statuts les moins protégés du salariat, intérimaires et CDD, et globalement les ouvriers et les employés sont également surreprésentés dans la mobilisation. Alors ils se retrouvent sur ces ronds points si familiers et accessibles pour interpeller, aux carrefours des grands axes, sur cette mobilité qu’ils jugent menacée. « La taxe carbone a été vécue comme une entrave à leur mobilité alors ils ont bloqué la mobilité de tout le monde. Dans tous les grands mouvements de grève, on bloque la mobilité et l’approvisionnement en énergie » rappelle la chercheuse.

Fin du monde ou fin du mois

Autre singularité du mouvement, dans les rangs des contestataires beaucoup de primo-manifestants mobilisés via les réseaux sociaux, disent pour la première fois leur colère dans la rue et dans les assemblées générales. Ils se politisent, discutent, témoignent de leur condition de vie. « Beaucoup d’entre eux vont inscrire pour la première fois un parcours de vie vécu sur le mode de l’échec et de la culpabilité dans des trajectoires collectives et dans un système qui produit de l’inégalité. On passe de la honte à l’injustice » résume Emmanuelle Reungoat.

La conscience d’une appartenance de classe qui au-delà de la question sociale va façonner chez une partie des gilets jaunes la production d’un discours « classiste » sur les questions écologistes et énergétiques en dénonçant « une politique qui pénalise les petits en taxant l’essence plutôt que le kérozène. Il y a l’émergence d’un nous, mais c’est le nous des petits contre les grands qui polluent bien davantage, les gros, les élites politiques qui ne prennent pas leur responsabilité face au changement climatique. » Alors qu’il est établi que l’empreinte environnementale des classes les plus aisées est supérieure à celles de milieux populaires, la chercheuse y voit aussi la remise en cause de politiques publiques calquées le plus souvent sur les pratiques des classes moyennes urbaines : « rouler en vélo c’est très bien, encore faut-il pouvoir acheter un vélo électrique, être assez prêt de son travail, qu’il y ait des voies adaptées… »

Des « beaufs qui roulent au diesel » ?

Un discours souvent soupçonné dans les médias de masquer au mieux un désintérêt pour la question écologique, au pire un climatoscepticisme, le tout alimenté par l’idée commune que les classes populaires ne sont pas écolos. Cette idée Emmanuelle Reungoat et ses collègues du CEPEL, Jean-Yves Dormagen et Laura Michel, ont voulu l’explorer en lançant une étude sur le rapport des gilets jaunes à l’écologie en Occitanie. « Il fallait voir si, comme on l’entendait beaucoup, nous avions affaire à des climatosceptiques ou à des beaufs qui roulent au diesel » s’amuse la chercheuse. Sans surprise c’est d’abord et encore la grande hétérogénéité du groupe qui ressort de cette étude avec des points de vue très divisés sur l’écologie et bien d’autres thèmes. Néanmoins 88 % des gilets jaunes interrogés reconnaissent la réalité du changement climatique et 75 % se sont déclarés conscients de l’impact des activités humaines sur le climat, des chiffres équivalents au reste de la population française interrogée. De même, leur empreinte carbone, parfois contrainte par leur niveau de vie, reste limitée.

Sans nécessairement se dire écolo beaucoup parmi eux ont un potager, un compost, une sensibilité à la nature… En lisant l’étude on apprend donc surtout que les gilets jaunes ne sont finalement ni plus ni moins écolo que le reste de la population, « Même si on y retrouve des individus aux positionnements plus affirmés avec davantage de pro et d’anti, confirme Emmanuelle Reungoat avant de conclure : la gestion des ressources, eau ou énergies, va continuer à beaucoup mobiliser avec à la clé la question des conflits, des intérêts divergents et l’obligation pour une démocratie d’apprendre à gérer ces désaccords. Et il y a des progrès à faire pour le dire gentiment. »


* CEPEL (UM, CNRS)


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