Sport pour tous, tous contraints !

Alors qu’un détenu classique peut rester 22 heures en cellule, le projet de l’établissement pénitentiaire pour mineurs de Lavaur proposait lors de son ouverture 60 heures d’activités hebdomadaires, dont 20 heures de sport. Une belle idée sur le papier mais qui dans la pratique renverse la logique carcérale et transforme le mouvement en contrainte.

C’est en 2007, alors que Rachida Dati occupe le poste de garde des Sceaux, qu’apparaissent les premiers établissements pénitentiaires pour mineurs (EPM) censés remplacer progressivement les quartiers pour mineurs situés dans des prisons classiques. « La légitimation de ces EPM par les pouvoirs publics reposait, entre autres, sur la question de la porosité entre quartiers majeurs et mineurs et sur les difficultés pour les éducateurs et éducatrices de la protection judiciaire de la jeunesse (PJJ) d’assurer une continuité éducative en maison d’arrêt » explique Laurent Solini1, sociologue dans l’équipe de recherche Santesih et auteur de nombreux travaux sur les expériences de détention des adolescents incarcérés en établissement pénitentiaire pour mineurs.

Vie d’un adolescent « standard »

Les EPM se distinguent d’abord par un slogan « la vie ne s’apprend pas en prison ». Mais comment offrir une vraie chance de réinsertion à ces jeunes âgés de 13 à 18 ans tout en les désinsérant, le temps de leur peine, de la société ? Face à cette contradiction ontologique de l’institution carcérale, les EPM proposent de reproduire en prison la vie standard d’un adolescent. « Alors en tant que sociologue, je me pose la question, c’est quoi une vie standard d’adolescent ? » La réponse est un emploi du temps de 60 heures par semaine divisé en trois temps : 20 heures d’école, 20 heures de pratiques socio-culturelles et 20 heures de sport. « On voit déjà se dessiner une vision de l’adolescent dit “lambda”, dont les styles de vie s’approchent assez nettement des jeunes issus des fractions les plus légitimes et supérieures des classes sociales » poursuit le chercheur.

Pour réaliser son terrain ethnographique, Laurent Solini entre à l’EPM de Lavaur par la pratique sportive dans laquelle il accompagne les jeunes entre 2007 et 2009. L’établissement accueille entre 30 et 40 garçons pour 5 filles maximum. Le sport tourne essentiellement autour du football, de la musculation ou du stretching. « C’est une constante dans l’univers carcéral : le fantasme que le sport est capable de rééduquer, réinsérer, resocialiser. Sauf que 20 heures de sport par semaine pour des jeunes qui ne sont pas des sportifs de haut niveau, c’est énorme ! » Des jeunes qui dans les entretiens témoignent d’épuisement ou de fatigue causés par cette « économie de l’hyperactivité », par cette contrainte de l’activité qui opère ici un renversement carcéral. « La fatigue ils ne vont pas l’associer au fait d’être enfermés en cellule comme dans d’autres prisons, mais au fait de devoir faire du sport quand ils n’en ont pas envie, quand ils ont déjà fait 6 heures d’activités collectives et qu’ils voudraient être un peu seuls. »

Le corps rendu visible

Une pression accentuée par l’architecture particulière des EPM, caractérisée par une grande cour à ciel ouvert située au cœur de l’établissement et où se déroulent une partie des activités sportives. Cellules, médiathèque, école, salle de musculation, administration, chaque espace de la prison est équipé de grandes fenêtres donnant toutes sur cette cour centrale. Un moyen d’apporter de la lumière naturelle certes, mais aussi de rendre les détenus visibles en permanence. « Tous les mouvements se font par la cour centrale et donc sous le regard des autres jeunes qui sont en cellule ou en activités, explique le sociologue. La contrainte est vécue dans ce corps rendu visible avec tout ce que ça peut susciter de problématiques, de stigmates, d’étiquettes, de moqueries qui, en détention, prennent des proportions extrêmes. »

D’un mouvement vécu comme une récompense dans les prisons classiques, la fameuse promenade, il devient là encore une contrainte dans les EPM. « Au moment où je fais mon enquête, l’encellulement est une portion congrue de la peine puisque de 7h30 du matin à 21h30 du soir ils sont en collectif. Ils sont plus souvent mobiles, qu’immobiles ». Pour échapper à cette hypervisibilité certains détenus négocient le droit de rester quelques heures en cellule, une couverture accrochée aux barreaux en guise de rideau. Une pratique tolérée par les surveillants eux-mêmes soumis à cette architecture. « Quand un personnel traverse la cour il peut faire face à 50 jeunes à leurs barreaux qui vont le regarder et éventuellement l’insulter ou lui crier dessus ».

Descendre dans l’arène

Cette hyperactivité associée à une hypervisibilité favorise alors une mise en scène permanente de soi dès lors qu’on quitte la cellule pour être projeté dans la cour centrale, que les surveillants appellent « l’arène ». Dans son ouvrage intitulé Faire sa peine2, Laurent Solini explique que « pour les jeunes détenus, faire sa peine revient à se présenter de la manière la plus positive possible face à ce théâtre carcéral. » Il faut alors se « montrer », prouver sa valeur en descendant dans l’arène. « Parce que le mouvement implique d’être dans l’hypervisibilité il est le lieu de la prise de risque, de la confrontation. Cela nécessite de montrer et se montrer. »

Une confrontation qui s’exprime dans des pratiques parfois éloignées des règles du jeu classique, plus propices à la joute et au contact. C’est le cas du « goal à goal » où deux joueurs s’affrontent sur un terrain de foot avec pour objectif de marquer mais sans avoir le droit de se servir de ses mains pour défendre son but : « J’ai vu beaucoup des jeunes arrêter le ballon avec la tête et se faire exploser le nez. S’ils se servent de leurs mains ou s’ils se cachent, ils sont roués de coups. Ce n’est pas pour faire mal, c’est un rituel qui sert à mettre en scène une certaine image de soi. Pour ces jeunes, faire sa peine c’est faire sa place ! »


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  1. SOLINI Laurent, BASSON Jean-Charles, « Sortir de cellule/demeurer en cellule. Une sociologie des expériences paradoxales de la détention en établissement pénitentiaire pour mineurs », Agora débats/jeunesses, 2017/3 (N° 77), p. 67-79. DOI : 10.3917/agora.077.0067. https://www.cairn.info/revue-agora-debats-jeunesses-2017-3-page-67.htm
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  2. SOLINI Laurent, Faire sa peine à l’Établissement pénitentiaire pour mineurs de Lavaur. Champ social, « Questions de société », 2017, ISBN : 9791034603848. DOI : 10.3917/chaso.solin.2017.01. https://www.cairn.info/faire-sa-peine-a-l-etablissement-penitentiaire–9791034603848.htm
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