Transition écologique : et si les entreprises faisaient le choix de la coopétition ?

« I have a tall cappuccino for John… ». Une phrase que John entend tous les matins dans son Starbucks de Palo Alto, avant de sauter dans sa Tesla pour se rendre au travail à San Francisco. Une routine tellement naturelle que John en oublierait presque que son café comme sa voiture sont le résultat d’une stratégie entrepreneuriale contre nature : la coopétition, mot-valise qui associe coopération et compétition.

Le programme de satellites MTG a été développé entre plusieurs concurrents et fournit des données météorologiques pour lutter contre le changement climatique. ESA, CC BY-SA

Anne-Sophie Fernandez, Université de Montpellier; Audrey Rouyre, Montpellier Business School et Paul Chiambaretto, Montpellier Business School

Le gobelet que John insère dans le porte-gobelet de sa voiture résulte d’une collaboration entre McDonalds et Starbucks qui, bien que grands concurrents sur la restauration rapide et la vente de boissons à emporter, sont étroitement associés dans leur politique de réduction des déchets liés aux emballages alimentaires. De même, la Tesla que John conduit sur les routes californiennes est construite à partir de nombreuses pièces et technologies issues de concurrents féroces de Tesla, tels que Daimler ou Toyota.

L’idée que la coopétition, c’est-à-dire les alliances entre des entreprises concurrentes, permet de développer de nouvelles innovations, est une idée assez répandue. Pour autant, comme nous l’expliquons dans un ouvrage, résumer les apports de la coopétition à la simple création de valeur économique ou financière s’avère réducteur. Depuis une dizaine d’années, différents travaux en sciences de gestion ont montré comment pareilles stratégies permettent de développer non seulement de la valeur économique, mais aussi de la valeur sociétale et environnementale. Développer l’usage de ces stratégies semble néanmoins requérir des évolutions du droit européen.

Quand mutualiser rime avec efficacité

Définir ce qu’est une innovation verte n’est pas toujours aisé et deux approches complémentaires peuvent être envisagées : par le produit et par le processus de conception.

La première consiste à appliquer le qualificatif « vert » si le produit conçu est plus respectueux de l’environnement que les produits existants. Dans cette logique, une voiture électrique (comme la Tesla de John) peut être considérée comme une innovation verte puisqu’elle pollue moins qu’une voiture alimentée par des énergies fossiles.

Le développement d’un produit plus vert représente une innovation souvent plus radicale et plus risquée qu’une innovation non verte. Pour développer de telles innovations, les ressources et les compétences d’une entreprise seule souvent ne suffisent pas. Il paraît alors nécessaire de faire appel à l’expertise de tout un secteur. C’est ainsi que des entreprises concurrentes sont amenées à mutualiser leur savoir-faire, leurs technologies et leurs connaissances pour développer de nouveaux standards verts au sein de leurs industries.

Pour assurer la transition écologique de l’aéronautique, par exemple, onze concurrents parmi lesquels Airbus, Dassault Aviation ou Saab se sont alliés pour créer le réseau Cleansky qui comprend 54 entreprises de toutes tailles, ayant pour but d’inventer et de produire les futurs avions verts de demain. Toujours dans le secteur aérien, l’entreprise CFM International, qui est une joint-venture entre deux motoristes concurrents, Safran et General Electric, a réussi à développer des moteurs à réaction réduisant de plus de 15 % les émissions de dioxyde de carbone et de 50 % les émissions de dioxyde d’azote. Ni Safran ni General Electric n’était capable de développer seule ces nouvelles technologies vertes. Dans le secteur spatial que nous avons étudié, MTG a été développée par les deux leaders de la construction de satellites, Thales Alenia Space et OHB, dans le but de suivre les évolutions météorologiques et potentiellement prévoir les futures catastrophes naturelles.

Le turboréacteur LEAP codéveloppé par Safran et General Electric s’avère moins gourmand en carburant. KGG1951/Wikimedia, CC BY-SA

La seconde approche s’intéresse, quant à elle, au processus permettant de produire le même produit final : est-il moins consommateur de ressources ? Une nouvelle voiture essence ou diesel peut, dans cette perspective, être considérée comme une innovation verte si sa construction nécessite moins d’énergie ou consomme moins de ressources que celle des modèles concurrents.

Mutualiser des chaînes de production ou chaînes logistiques concurrentes peut ainsi s’avérer efficace. C’est la stratégie adoptée par Nestlé au milieu des années 2000 en coopérant avec Pladis, un de leurs concurrents au Royaume-Uni, pour réaliser leurs livraisons en commun. Avec comme slogan « We compete on the shelf, not in the back of a lorry » (« Nous sommes concurrents dans les rayons, pas au fond d’un camion »), les deux groupes ont réussi à économiser en moyenne chaque année 28 000 km de livraisons, soit 95 000 litres de carburants et 250 tonnes de CO2.

Pour des entreprises de toute taille

Il n’y a pas que les grands groupes qui soient concernés. Comme nous le montrons dans nos travaux, de nombreuses start-up et PME s’associent avec des concurrents pour renforcer leur capacité d’innovation. Il en va souvent de leur survie car, étant plus petites, ces entreprises n’ont pas toujours les ressources suffisantes pour développer des produits et les mettre sur le marché.


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Il en est de même pour les enjeux liés à la RSE et à la transition écologique. Les PME aimeraient bien se saisir de ces enjeux, d’autant plus que leurs clients et leurs parties prenantes y sont de plus en plus sensibles. Compte tenu de leurs ressources limitées, elles doivent cependant souvent réaliser des arbitrages qui les poussent à prioriser leurs activités opérationnelles courantes au détriment de leurs engagements environnementaux.

Coopérer avec des concurrents peut alors leur permettre d’avoir les ressources nécessaires pour à la fois continuer leurs activités tout en s’engageant dans une démarche RSE ou de transition écologique. En Afrique du Sud, plusieurs petits vignobles concurrents qui n’avaient pas les capacités de développer leur propre filière de recyclage de leurs bouteilles ont ainsi collectivement agi pour développer des solutions pour recycler le verre et limiter le gaspillage de ressources.

Grands groupes et PME peuvent aussi interagir. Par exemple, Nestlé Waters et Danone, tous deux concurrents dans la distribution de boissons, ont décidé en 2017 de s’allier et d’investir dans la petite start-up californienne Origin Materials qui développe des bouteilles en plastique intégralement issu de ressources durables et renouvelables.

Des évolutions législatives nécessaires

Si la coopétition est vertueuse et permet d’accompagner les entreprises dans leur transition écologique, pourquoi ne trouve-t-on pas plus d’entreprises qui s’engagent dans cette voie ?

Une première raison tient aux tensions générées par ces stratégies paradoxales. En effet, coopérer et être en concurrence en même temps génère des tensions dont il est souvent difficile de faire abstraction. Notre étude sur l’industrie spatiale suggère, en la matière, qu’une une attention particulière devrait être portée sur le partage et la protection d’informations.

Au-delà, il existe toujours une certaine forme d’incertitude quant à la légalité de ces alliances entre concurrents. L’article 101 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne considère comme « incompatibles avec le marché intérieur et interdits tous accords entre entreprises, toutes décisions d’associations d’entreprises et toutes pratiques concertées, qui sont susceptibles d’affecter le commerce entre États membres et qui ont pour objet ou pour effet d’empêcher, de restreindre ou de fausser le jeu de la concurrence à l’intérieur du marché intérieur ».

Or, il n’est pas toujours aisé de prouver qu’un accord de coopétition ne risque pas de restreindre ou de fausser le jeu de la concurrence. Lorsque nous nous sommes intéressés au secteur immobilier en Europe, nous avons ainsi observé que les stratégies de coopétition peuvent amener à une hausse des prix des biens, réduisant ainsi le pouvoir d’achat des clients, mais apportant plus de valeur pour les vendeurs.

C’est pourquoi dans l’Union européenne, mais aussi en Australie, les régulateurs réfléchissent de plus en plus à intégrer de manière explicite des exemptions permettant d’éviter que le droit de la concurrence n’empêche des concurrents de travailler conjointement si l’accord permet d’accélérer la transition écologique des entreprises en question.

L’équilibre à trouver entre droit de la concurrence et droit de l’environnement reste néanmoins subtile, par exemple lorsque s’associent compagnies aériennes et leurs concurrents ferroviaires. Une évolution du cadre légal semble en tout cas nécessaire pour accompagner une évolution des pratiques des entreprises face à l’ampleur du défi environnemental qui les attend.

Anne-Sophie Fernandez, Maître de conférences HDR en stratégie, Université de Montpellier; Audrey Rouyre, Assistant Professor en Management Stratégique, Montpellier Business School et Paul Chiambaretto, Professeur Associé et directeur de la Chaire Pégase, Montpellier Business School

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.