Entreprendre, est-ce bon pour la santé ?

Quand un dirigeant de grand groupe décède, l’effet sur l’entreprise reste généralement mineur. Le décès pour cause de longue maladie de Steve Jobs, fondateur d’Apple, et la disparition brutale d’Édouard Michelin n’ont quasiment pas eu d’impact sur la valeur de l’action des entreprises en bourse. Christophe de Margerie, dirigeant de Total, a été remplacé 48 heures après son tragique accident. Too big to fail.

Olivier Torrès, Université de Montpellier; Florence Guiliani, Université de Sherbrooke et Roy Thurik, Montpellier Business School

L’attachement des entrepreneurs à leur projet contribue à leur bien-être. Snapwire/Pexels, CC BY-SA

Or, cette vérité pour une grande entreprise n’est pas transposable pour les petites et moyennes entreprises (PME) où la disparition du dirigeant a de fortes chances de remettre totalement en cause la survie de l’entreprise. C’est la raison pour laquelle nous affirmons que la santé de l’entrepreneur est le premier capital immatériel de la PME.

Malgré cette évidence, la recherche en entrepreneuriat s’est tardivement intéressée à la santé. Les résultats actuels mettent en évidence que la santé des entrepreneurs est contrastée. La majorité des études montrent que la santé des entrepreneurs semble bonne voire meilleure que celle des salariés ou que celle de la population générale. Mais en même temps, d’autres travaux, nettement moins nombreux, semblent montrer l’inverse (en matière d’épuisement et de stress professionnel, de rapport au sommeil, etc.)

Ces résultats contradictoires conduisent de nombreux chercheurs à conclure à une absence de consensus. Nous ne croyons pas à ce constat. À y regarder de près, ces résultats sont moins contradictoires que complémentaires. Ils révèlent selon nous une seule et même facette qui caractérise le rapport étroit que les entrepreneurs nouent à leur travail, et surtout à leur entreprise, rapport singulier qui finalement impacte doublement la santé à la fois dans sa dimension pathogène et dans sa dimension salutogène.

Cette facette est l’existentialisme, qui considère que l’individu a la charge de son destin et que nous avons étudiée dans un récent article de recherche, est responsable de ses actes et libre de décider des valeurs et des normes qui le guident.

« Pas le temps d’être malade »

Depuis quinze ans, nous auscultons la santé des entrepreneurs au sein de l’Observatoire Amarok, membre du Portail du Rebond. Au fil de l’accumulation des connaissances (10 thèses soutenues entre 2014 et 2021), une évidence est apparue. Les entrepreneurs, notamment patrimoniaux, n’ont pas un rapport au travail comme tout le monde.

Du fait de leur investissement en capital (effet de propriété) et en raison de longues heures de travail – (52 heures par semaine versus 36 heures pour un salarié en France, selon Eurostat) – les dirigeants considèrent en grande majorité que leur travail et surtout leur entreprise sont des éléments essentiels de leur existence. Les Allemands ne s’y trompent pas en qualifiant le créateur d’entreprise d’existenzgründer, littéralement un fondateur d’existence.

Ce rapport existentiel va avoir trois conséquences sur le plan de la santé. La première est ce que nous appelons le phénomène de subordination. Le terme subordination a un double sens. Il suggère d’abord l’idée d’une hiérarchie implicite où l’entreprise et le travail priment sur la santé et toutes autres considérations extra-professionnelles. Mais la subordination induit aussi un rapport de pouvoir. Dans de nombreuses situations, l’entreprise a une forte emprise sur l’existence de l’entrepreneur. À l’instar d’un aimant, l’entreprise exerce un pouvoir d’attraction qui oriente en permanence l’attention et le comportement de l’entrepreneur. La centralité de l’entreprise est telle qu’elle exerce une domination intellectuelle, émotionnelle et morale sur l’existence même de l’entrepreneur.

De nombreux résultats attestent de ce phénomène de subordination. La plupart des dirigeants disent ne pas avoir le temps d’être malade et quand ils le sont, ils vont quand même au travail (phénomène de surprésentéisme). Ils ont tendance à moins dormir, à moins se reposer les week-ends, à moins partir en vacances, à moins pratiquer le sport. Les entrepreneures ont tendance à reprendre le travail plus vite après un accouchement que les salariées et il n’est pas rare que certains entrepreneurs continuent à travailler dans leurs lits d’hôpital.

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Ils sont constamment à dire qu’il y a un « bon stress » et un « mauvais stress ». Dire qu’il y a un bon stress est en partie vraie pour la performance, mais totalement erronée pour la santé. En reprenant notre approche existentialiste, lorsqu’un entrepreneur vit un « bon » stress, cela signifie que les retombées seront positives pour l’entreprise, c’est pourquoi il l’interprète comme stimulant ; encore une fois, c’est le travail avant la santé. De même, accorder du temps à la récupération et au détachement – le fait de ne plus penser au travail en dehors du travail – leur est très difficile. Au final, leur entreprise passe avant leur santé.

Souffrance bien réelle

La deuxième conséquence est d’occasionner des situations de souffrance qui peuvent résulter de ce lien trop fort entre l’entreprise et la vie de l’entrepreneur. La souffrance est un thème peu abordé par les chercheurs en entrepreneuriat plus enclins à valoriser le succès de l’entrepreneur plutôt que l’échec.

Pourtant des formes de souffrance sont bien réelles. Le licenciement d’un salarié, la transmission ou la liquidation de son entreprise sont des évènements qui affectent les fondements de la propriété et remettent en cause la gestion de l’entrepreneur et de ce fait mettent en jeu aussi sa santé mentale. Ces évènements peuvent être vécus comme une perte (perte de la relation salariée, perte de l’objet entreprise, perte de contrôle face aux évènements). Les ressorts existentiels sont si forts que les théoriciens de l’entrepreneuriat mobilisent les théories du deuil, parlent de traumatismes, abordent des risques existentiels comme le suicide ou le burn-out.

L’observatoire Amarok a mis en évidence un risque de burn-out plus élevé chez les entrepreneurs que pour les salariés et la nécessité d’y remédier de manière préventive avec le dispositif Amarok e-Santé qui se diffuse aujourd’hui dans de nombreux Services de Prévention en Santé au Travail ou dans le monde agricole.

Dans les cas les plus dramatiques comme le risque suicidaire, dont la prévalence augmente sensiblement dans les situations de liquidation, il importe de continuer à promouvoir les dispositifs anti-suicide dans le monde patronal comme Apesa ou Agri-écoute.

Mais, il serait réducteur, voire contre-productif de limiter la question de la santé des entrepreneurs à la seule dimension pathogène. Il est également important de se pencher sur les ressources et les capacités qui permettent à une personne d’être en bonne santé. Cette salutogenèse découle d’un état de bien-être où la personne est en forte cohérence avec sa condition d’existence.

Emprise existentielle

La troisième conséquence repose sur l’interprétation existentielle de la salutogenèse. Les spécialistes décrivent le fonctionnement salutogénique comme la capacité d’un individu de voir les stimuli de l’environnement d’une manière positive et constructive, d’utiliser l’information pour prendre des décisions efficaces, d’interpréter les stimuli comme ayant du sens et comme autant de défis qui dirigent son énergie à faire face, à résoudre des problèmes et à obtenir des résultats.

Comment ne pas voir le profil type de l’entrepreneur dans cette description du comportement salutogène ? Voir d’une manière positive et constructive, prendre des décisions efficaces, motivation intrinsèque, percevoir les stimuli comme des défis, résoudre des problèmes, obtenir des résultats. Rien ne ressemble tant à la salutogenèse que l’entrepreneuriat.

Pour vérifier cette concordance, nous avons présenté une liste de 39 facteurs salutogènes (optimisme, résilience, sagesse, auto-efficacité, etc.) à 1224 entrepreneurs français en leur demandant pour chaque facteur s’ils avaient augmenté ou baissé au cours de leur carrière. Les résultats ont montré que les facteurs salutogènes ont quasiment tous augmenté. La capacité de s’adapter et la capacité d’assumer les conséquences de ses propres actions apparaissent en tête de ce palmarès. De manière générale, le fait d’être entrepreneur a un effet bénéfique pour la santé.

Finalement, bien que l’entrepreneur ait tendance à subordonner sa santé personnelle à la santé économique de son entreprise, l’emprise existentielle qui le lie à son travail a pour effet d’amplifier l’intensité et la fréquence des états de bonne santé mentale existentielle (la salutogenèse entrepreneuriale) mais parfois, hélas, d’engendrer des situations de souffrance aiguë.

Olivier Torrès, Fondateur d’Amarok, observatoire de la santé des dirigeants, Professeur des Universités, Université de Montpellier; Florence Guiliani, Professeure adjointe, Université de Sherbrooke et Roy Thurik, Professeur émérite en Économie, Erasmus School of Economics, Rotterdam, Full Professeur en Entrepreneuriat, Montpellier Business School

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.