Fenêtres sur cour : vivre et penser sous un dôme

Avec l’éruption du nouveau coronavirus, la possibilité de la fin du monde tel qu’il nous est familier, c’est-à-dire la mortalité de notre civilisation, a quitté les registres de l’eschatologie et des rhétoriques alarmistes pour investir les champs médiatique, politique et scientifique.

Abdel Aouacheria, Université de Montpellier

Une photo de Philip Pauley, projet Sub-Biosphere 2

Désormais, toute réflexion sur le Covid-19 est indissociable d’une analyse non seulement de la menace (la contamination virale) mais aussi de nos réactions face à elle et des moyens mis en œuvre pour s’en prémunir. Quelles sont les limites réelles des fortifications censées nous protéger du délitement collectif ? Les gestes barrières ne seraient-ils pas la face émergée d’un iceberg, d’une dynamique de fermeture généralisée en contraste avec les concepts de mondialisation et de “société ouverte” ?

L’apparition d’une dystopie

Depuis des semaines, une partie de l’humanité est assignée à résidence (comme le photographe Jefferies à l’intérieur de son appartement new-yorkais dans Fenêtre sur cour d’Alfred Hitchcock), en liberté conditionnelle, oscillant entre deux gestes : le repli sur soi justifié par la peur d’être contaminé et la recherche de refuges. Mais ces deux mouvements ne relèveraient-ils pas d’un même processus, aux racines plus profondes ? D’une sorte de syndrome dômal ? Au cours de l’évolution humaine, le dôme, c’était à la fois la maison (domus) qui protège, et le toit (doma), le rempart placé au-dessus de soi, qui masque le ciel. Désormais, c’est une véritable amputecture : le dôme protège mais ampute à son résident tout horizon, en le confinant spatialement et en le privant de repères. Le dôme fonctionne comme une membrane biologique, selon la définition de Simondon : polarisée (interfaçant un intérieur et un extérieur) et sélective (garantissant que “le vivant est à chaque instant vivant”).

Quand le dôme se retourne contre l’humain

Certes, avant le SARS-CoV-2, le syndrome était déjà palpable mais il n’avait les traits que d’une maladie endémique. Que l’on pense à l’école internationale de Beijing et à ses abris permettant aux enfants d’éviter l’asphyxie, aux bunkers des survivalistes ou aux coffres-forts de plantes et de graines de l’Eden Project et du Svalbard Seed Vault. Ou encore à l’édification de murs qui isolent les pays les uns des autres (Israël de la Palestine, les États-Unis du Mexique, etc.).

Rechercher à s’isoler des autres, quelle que soit l’échelle, ne relevait encore que d’une logique des nimbies, c’est-à-dire d’une posture d’autodéfense de propriétaires cherchant à conserver leurs intérêts, comme l’a décrit Mike Davis dans City of Quartz. Mais que faire contre un ennemi invisible, qui peut toucher tout le monde ?

Ce que le dôme met en jeu

Face au virus, le dôme se comporte, deuxième caractéristique, comme un système immunitaire. Avec le Covid-19, la défense des intérêts s’est muée en une défense du corps social à tout prix. Comme dans le film post-apocalyptique Logan’s Run (L’âge de cristal, 1976), qui montre une société recluse dans des villes-bulles, la protection par le dôme se paie au prix fort.

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Le prix à payer est une logique de réclusion : le dôme doit devenir le plus hermétique possible. Sa vocation est d’opérer un contrôle des masses afin de pérenniser l’ensemble. En Europe, nous avons rapidement assisté à la fermeture de l’espace Schengen et à la mise en place de contrôles de la circulation des biens et des personnes.

Pour limiter la propagation du pathogène, des dômes symboliques ou miniatures se sont déployés, allant du virus au clan (parents, enfants, amis), en passant par la mise en place de secteurs hospitaliers à forte et basse densités virales, de zones de tri et d’une distanciation sociale (considérée comme synonyme de distanciation physique). Le déconfinement à la carte est lui-même un programme du dôme, basé sur une gestion statistique des morts et le respect de normes (y compris dans les zones vertes).

Une cacophonie déroutante

En agissant sur les conduites et les milieux de vie, la crise sanitaire fournit un cas d’espèce de la théorie foucaldienne de la biopolitique, concrétisant la dystopie de L’âge de cristal. Dans ce film, un ordinateur gouverne la vie et la mort des humains, devenus ignorants du monde extérieur (qu’ils avaient rendu insalubre) et des raisons même de leur enfermement dans des dômes.

La gouvernementalité par le dôme peine toutefois à s’exprimer dans les circonstances actuelles : la confusion règne sur la disponibilité et l’utilité des masques et des tests, sur la légitimité des traitements (ex : chloroquine), sur les décisions politiques (conseils scientifiques, rôle de l’expert, des médias) et de par l’existence d’injonctions contradictoires plaçant le citoyen en situation de contrainte paradoxale (ex : mettre ses enfants à l’école mais ne pas aller au restaurant ; promouvoir le télétravail tout en se méfiant des outils de visioconférence comme Zoom).

Ces cafouillages, qui touchent autant les discours (tantôt rassurants, tantôt inquiétants) que les pratiques thérapeutiques (avec la suspicion de collusion avec des intérêts privés) et préventives (avec l’omission du principe de précaution matérialisé par la réserve sanitaire), sabordent les effets de la normalisation des conduites tentée par le pouvoir. Ce dernier cherche un salut dans la technologie, avec le traçage des malades et de leurs contacts. Dans L’âge de cristal, les citoyens portent toute leur vie un cristal connecté dans la paume de leur main, comme un genre de bracelet électronique.

L’État ouvre donc une boîte de Pandore liberticide, sous le contrôle probable des GAFAM, tout en investissant à la fois l’espace (par l’usage de drones) et le cyberespace (avec l’omniprésence du hashtag #Restezchezvous, rappelant la propagande décrite dans le roman 1984 ou le film THX 1138).

Les dômes architecturaux, reflets de dômes cognitifs et socioculturels

Les errements dans la gestion du Covid-19 ont pour conséquence de saper la confiance de la population et de favoriser méfiance, délation (dans Nous autres d’Eugène Zamiatine, les immeubles en verre permettent l’espionnage et la subordination des récalcitrants) et thèses complotistes sur les réseaux sociaux. Là encore, la métaphore du dôme permet de rendre compte des chambres d’écho numériques, dont les bulles de filtres isolent les internautes des idées qui s’éloignent des leurs, pour renforcer leurs propres croyances.

Le dôme nous enferme.
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C’est que les dômes ne sont pas qu’extérieurs, ils sont aussi intérieurs. Il est risqué de les fissurer. En mettant à mal nos certitudes et nos conditionnements, la crise renforce l’angoisse face aux limites d’un modèle (néolibéral) inapte à compenser le déclin des grandes idéologies, mais qui déjà envisage le jour d’après, voire l’après-demain (cf. l’audition de l’historien des armées Pierre Razoux).

Vers une humanité plus solidaire ?

La pandémie, parce qu’elle correspond à la survenue d’un imprévu, accélère la construction de citadelles, en nous-mêmes et au dehors, dévoilant les stigmates d’une apoptose civilisationnelle (l’apoptose étant le processus au cours duquel une cellule, isolée du reste, se détruit elle-même).




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À ce risque de suicide collectif, il faut ajouter celui de hikikomori : l’apoptose des individus induite par le retrait social. Cette crise aura toutefois eu des effets bénéfiques sur nos villes et sur l’environnement, temporairement dépollués et ré-ensauvagés. Des chantiers se lancent, des forces vives s’activent pour co-construire du changement, comme l’avait projeté Edgar Morin dans La Voie.

Ce virus nous rappelle que l’issue de l’aventure humaine sur cette planète, ce point bleu pâle (immortalisé par la sonde Voyager 1) dont on sait les limites et les ressources finies, n’est pas prédéterminée. Comme face à la machine à rêves DeepDream, à qui l’on peut demander “quoi que tu voies, on en veut plus !”, l’humain d’aujourd’hui se doit de promouvoir l’apparition d’un humain de demain qualitativement plus humain, plutôt que de préfigurer les germes de sa zombification.

S’il n’existe pas de déconfinement définitif hors des dômes, il s’agit de mieux en cerner les limites, pour s’inscrire dans une quête permanente de leurs au-delàs.


Cet article a été co-écrit avec Joachim Daniel Dupuis, docteur en philosophie, historien et spécialiste du cinéma de genre. Les co-auteurs ont publié “La biopolitique vue du cinéma : l’âge de cristal” (L’Harmattan, 2018).The Conversation

Abdel Aouacheria, Biologiste, chargé de recherches au CNRS, spécialiste de la vie et de la mort des cellules, Université de Montpellier

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.