La fracture numérique ne doit pas être pensée à l’échelle individuelle mais collective

Et si, au lieu de penser la « fracture numérique » au niveau des individus, avec un accès ou non à Internet, la réelle cassure se situait entre des entreprises qui maîtrisent parfaitement la gestion et l’utilisation des données (les GAFAM) et les autres organisations, qu’elles soient publiques ou privées.

Alain Foucaran, Université de Montpellier

La réelle fracture numérique serait entre le GAFAM et les autres entreprises. Daniel Eledut / Unsplash, CC BY-SA

Cet article est publié dans le cadre de la Fête de la science (du 5 au 13 octobre 2019 en métropole et du 9 au 17 novembre en outre-mer et à l’international) dont The Conversation France est partenaire. Cette nouvelle édition aura pour thème : « À demain, raconter la science, imaginer l’avenir ». Retrouvez tous les débats et les événements de votre région sur le site Fetedelascience.fr.

Partons de trois postulats :

  • Le vecteur majeur et incontournable de l’évolution et du rayonnement de l’humanité sera l’électricité, en d’autres termes toute action quelle qu’elle soit ne sera rendue possible que par l’électricité : mobilité, technologies de l’information et de la communication par exemple. En effet, n’oublions pas que ce que nous appelons couramment un bit, un octet, 1 « Méga », bref, le singleton constituant l’information ou donnée, n’est ni plus ni moins qu’un petit paquet d’électrons stockés et déplacés. Qui dit déplacement d’électrons dit : électricité. Quid de ce magma de données produites, échangées, stockées et fouillées (cloud, web, data canters, etc.) sans les électrons ? Ainsi, il est essentiel de comprendre que l’enjeu majeur associé sera de produire cette électricité « devenue indispensable » avec une empreinte écologique la plus réduite possible, et ce sur toute l’échelle de la valeur du dispositif de production et de conversion.
  • Électronique, informatique et robotique sont devenues indispensables à toute avancée scientifique et ce toutes disciplines confondues.
  • Si le XXe siècle a été le siècle des sauts technologiques (nous sommes passés de la marche à pieds à l’espace), le XXIe sera le siècle des sauts d’usages et si l’on parle d’usage, il faut que les sciences humaines et sociales (SHS) soient repositionnées au centre des évolutions scientifiques. Prenons l’exemple du clonage, technologie du XXe qui trouvera ses pleines applications et usages au XXIe une fois les aspects éthiques et déontologiques traités par les SHS.

Partant de ces trois postulats, tout est réuni pour une prolifération quasi naturelle des données puisque nous sommes amenés par nécessité à créer des données sur les données afin de pouvoir les gérer tant leur nombre est phénoménal. Nous sommes littéralement submergés par les données.

La déferlante des données pose des problèmes

Devant cette déferlante des octets se posent alors plusieurs problématiques :

  • La gestion des espaces de stockage des données (notion de pertinence de la donnée stockée, de son maintien « en vie », des considérations énergétiques associées, de la propriété de la donnée et de l’élimination des données redondantes.
  • Les lieux effectifs de conservation des données devenus « quasi-uniques » devenant ainsi hautement stratégiques.
  • Les agrégations de données entre elles leur donnant ainsi des valeurs économiques et stratégiques.
  • Les choix des outils informatiques (machines et logiciels) sur lesquels s’appuyer pour extraire la bonne « décision » résultant d’une synthèse basée sur une analyse d’une somme de données de plus en plus « monstrueuses ».

C’est sur cette dernière problématique qu’il est à mon sens important de s’attarder.

La réelle fracture numérique

Il est impossible de passer à côté de la formidable mutation sociétale qu’ont apportée indirectement les structures de type GAFAM (Google, Amazon, Facebook, Apple, Microsoft) de par la mise en valeur et surtout la facilité d’accès aux données qu’elles ont permis et ce de façon quasi universelle (quel que soit le niveau social, le lieu planétaire du « demandeur »).

Très vite, les GAFAM ont été amenés pour répondre aux demandes devenues exponentielles des utilisateurs de plus en plus nombreux et « friands » de données, à développer des outils informatiques (machines et logiciels) dont les performances dépassent sans communes mesures celles des outils détenus par d’autres entités (industriels, états ou collectivités territoriales).

In fine là n’est pas le point clef de cette problématique : en effet, pour faire face à cette demande « exponentielle », les GAFAM ont dû « cataloguer » chaque utilisateur de manière à accélérer et anticiper, selon son profil, l’accès à l’information recherchée : quel confort !

Ainsi l’existence même de ces « catalogues utilisateurs », absolument nécessaires au demeurant, représente non seulement une valeur économique inestimable, mais, plus embarrassant, un poids politico-stratégique d’une ampleur colossale et difficilement estimable.

Yuval Noah Harari dans l’un de ses derniers ouvrages « 21 leçons pour le XXIᵉ siècle » pointe d’une façon remarquable l’urgence de la situation au travers de cette phrase

« Dans un monde inondé d’informations sans pertinence, le pouvoir appartient à la clarté ».

En effet comme je l’ai explicité plus haut, seules les structures de type GAFAM, par nécessité dans un premier temps puis par stratégie par la suite, ont été et sont en capacité d’extraire la synthèse « juste » de l’analyse de masses de données colossales dont la plupart sont sans pertinence.

C’est dans ce contexte que l’on nous présente la notion de « fracture numérique » comme se situant au niveau des utilisateurs ayant ou n’ayant pas accès aux données parce que ne disposant pas d’ordinateurs ou smartphones, ce qui bien évidemment est partiellement faux : dans les contrées les plus reculées, et au sein des couches sociales les plus défavorisées… le smartphone est là.

Par contre, que dire des « entités » (industriels, états, collectivités, etc.) qui, par facilité, rapidité de mise en œuvre et coûts au prime abord attractifs, ont confié leurs données et leurs gestions associées à des structures de type GAFAM, devenant ainsi, à leur insu, totalement tributaires de ces dernières non seulement sur le plan économique, mais aussi, beaucoup plus ennuyeux, sur le plan stratégique et politique. C’est à ce niveau, à mon sens, que se situe la véritable et préoccupante « fracture numérique » entre les entités n’ayant pas la capacité d’investir et celles qui l’auront afin de se doter d’outils informatiques (machines et logiciels) leurs garantissant les moyens d’analyser, de trier, dans ce « monde inondé d’informations sans pertinence » et de conserver un pouvoir décisionnel parce qu’elles auront la possibilité d’afficher de la clarté.The Conversation

Alain Foucaran, Directeur de l’IES, l’institut d’électronique, Université de Montpellier

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.