Réarmement : l’indispensable coopétition entre petites, moyennes et grandes entreprises de la défense
La France a adopté une loi de programmation militaire 2024-2030 ambitieuse : 413 milliards d’euros pour moderniser les armées. Concrètement, financer sa base industrielle et technologique de défense composée de 4 500 entreprises, dont neuf grands groupes industriels comme Thales ou MBDA, et de nombreuses PME. L’enjeu : les faire travailler ensemble dans une logique de « coopétition », une relation mixant la compétition et la coopération. Une véritable révolution copernicienne.
Johanna Gast, Montpellier Business School; Chloé Zanardi et Frédéric Le Roy, Université de Montpellier

Face à la menace russe et à un désengagement états-unien, l’Europe se réarme. Fin avril 2025, 16 pays de l’Union européenne demandent à Bruxelles d’être temporairement dispensés des règles encadrant la stabilité budgétaire pour investir davantage dans la défense. La France n’a pas manifesté cet intérêt, mais Emmanuel Macron a évoqué en février 2025 l’idée de porter les dépenses militaires françaises de 2,1 % à 5 % du PIB.
Alors que la France se prépare à cette potentielle guerre de haute intensité, le gouvernement français met en ordre de marche sa base industrielle et technologique de défense (BITD) dans une nouvelle logique : celle de la « coopétition ». Ce mixte de coopération et de compétition entre différents acteurs qui étaient historiquement en coopération client-fournisseur est une véritable révolution copernicienne.
Pourquoi ? Hétéroclite, la BITD française repose sur des petites ou moyennes entreprises (PME) innovantes comme Decomatic ou Baumier, et de grands groupes industriels de défense comme Thales ou MBDA. Les associer sous un prisme de coopétition porte-t-il les promesses d’une industrie de défense plus agile, innovante et souveraine ? Et pour quelles réussites ? C’est l’objet du travail doctoral réalisé par Chloé Zanardi et encadré par Frédéric Le Roy et Johanna Gast.
Base industrielle et technologique de défense (BITD)
La BITD française repose sur un écosystème structuré autour d’un petit nombre de grands groupes : Airbus Defence & Space, Thales, Safran, MBDA, Naval Group, Dassault Aviation, CEA, Ariane Group, Nexter, Arquus ; et d’un très grand nombre de PME. En 2019, sur les 26 452 fournisseurs directs du ministère des armées, 84,5 % étaient des PME et entreprises de taille intermédiaire (ETI), contre seulement 1 % de grands groupes.
Les grands groupes de défense français occupent une position de maîtres d’œuvre industriels incontournables. Ils assurent des missions allant de la recherche et développement à la vente de briques technologiques, en passant par la fourniture d’équipements et de services pour la défense. Compte tenu des besoins croissants des forces armées en matière d’innovation de rupture, ces grands groupes ont déployé des stratégies ambitieuses et mobilisé des moyens significatifs pour la recherche et développement (R&D). En 2020, Thales emploie 25 000 personnes pour la R&D, dont une majeure partie en France, et 3 000 personnes pour la recherche et technologie (R&T) sur un effectif total de 65 000 personnes.

Quant aux PME, elles ne sont plus uniquement considérées comme des sous-traitants. Elles dispensent leurs solutions innovantes aux maîtres d’œuvre, mais également apportent directement des solutions aux forces armées elles-mêmes. L’entreprise Exosens développe des technologies d’amplification, de détection et d’imagerie ; MC2 Technologies, des hyperfréquences pour des applications de sûreté et de sécurité ; Akira Technologies, la conception et la réalisation de systèmes de conversion d’énergie et de bancs d’essai spéciaux.
Émancipation progressive des PME
Les PME de défense françaises ont longtemps évolué dans un schéma de relations verticales avec les grands industriels du secteur. La chute du mur de Berlin, suivie d’une réduction marquée des budgets militaires, a mis en lumière la fragilité de ce modèle. En réaction à la baisse des commandes de l’État aux grands groupes, nombre de PME se sont tournées vers le développement d’innovations technologiques à usage civil ou dual.
À partir des années 2000, ces PME ont saisi l’opportunité offerte par l’émergence de technologies disruptives telles que la robotique, le big data, l’intelligence artificielle ou l’Internet des objets. Soutenues par la création de l’Agence Innovation Défense en 2018, elles ont pu revenir sur le devant de la scène, en proposant des solutions à forte valeur ajoutée pour la défense, souvent issues de savoir-faire développés dans le secteur civil. Des entreprises spécialisées dans les drones, comme Delair ou Novadem, développent des solutions pour l’armée française. Dès lors, la relation traditionnelle de sous-traitance fait de la place à des dynamiques plus horizontales.
« N’ayons pas peur. Ni de nos idées ni de celles des autres. En un mot, innovons toujours. […] Il faut penser globalement, ne pas opposer la petite entreprise au fleuron industriel », rappelle Florence Parly, ministre des Armées de la France de 2017 à 2022, dans un discours du 22 novembre 2018.
La coopétition, une troisième voie stratégique prometteuse
Face au dilemme entre collaboration ou concurrence, une stratégie hybride émerge dans le secteur de la défense : la coopétition. Cette stratégie, combinant coopération et compétition, permet aux PME de collaborer avec des industriels majeurs sur certains projets, tout en conservant leur indépendance sur d’autres segments. Longtemps réservée aux relations entre grands industriels, la coopétition entre les PME et les grands groupes a déjà été observée dans d’autres secteurs, comme le montrent nos recherches dans l’agrochimie.
Dans la défense, nous observons l’émergence de stratégies de coopétition asymétrique, où l’agilité des PME complète la puissance de feu des grands groupes. Elles peuvent se matérialiser à travers des dispositifs favorisant la co-innovation comme le challenge Cohoma, organisé par l’armée de Terre, ou encore le projet Centurion, organisé et coordonné par la direction générale de l’armement (DGA). Le challenge Cohoma a pour ambition de fédérer les acteurs de la robotique autour d’un projet commun, en constituant des équipes mixtes regroupant grands industriels, chercheurs universitaires et start-ups spécialisées.
Syndrome Not Invented Here
Si la coopétition est porteuse de fortes potentialités, plusieurs obstacles freinent l’engagement des entreprises dans ce type de stratégie, tout en pouvant compromettre son bon déroulement. Premièrement, un déséquilibre important en termes de ressources et de poids sur le marché subsiste entre les PME et les grands groupes. Ces derniers, forts de leur position historique et de leur force de frappe structurelle, matérielle et humaine, peuvent être tentés d’exploiter leur domination et de jouer sur la dépendance encore existante des PME aux grands groupes du secteur.
Deuxièmement, nous avons constaté des craintes chez les deux coopétiteurs. Du côté des PME, la crainte est double : voir leurs compétences et ressources absorbées par le grand groupe à des fins concurrentielles, et subir une captation déséquilibrée de la valeur co-créée dans le cadre de la coopétition. Du côté des grands groupes, la coopétition demeure une stratégie portée par les directions générales, mais encore peu intégrée dans les pratiques opérationnelles. Le syndrome NIH (« Not Invented Here »), encore très présent dans ces équipes, constitue un frein majeur aux démarches de co-innovation.
Sans cadre clair, une PME peut se retrouver à transmettre son savoir-faire sans en récolter les fruits, voire être évincée du projet une fois l’innovation intégrée. Les études de Fernandez, Le Roy et Chiambaretto montrent que des mécanismes de management clairs sont essentiels pour que la coopétition fonctionne de manière équitable. C’est pourquoi un encadrement s’avère essentiel pour superviser et faciliter la coopétition entre les PME et les grands groupes de défense.
Repenser le rôle de l’acteur public
Dans l’industrie de la défense, l’acteur public joue un double rôle de client et de régulateur. En supervisant activement le tissu industriel, il peut jouer un rôle structurant pour favoriser des relations coopétitives équilibrées entre PME et grands groupes. Il lui est possible, notamment, de faciliter l’accès direct des PME au marché en simplifiant les dispositifs de soutien, en finançant le passage à l’échelle et en clarifiant les besoins opérationnels.
Le régulateur client peut utilement contribuer à instaurer un climat de confiance entre les coopétiteurs en multipliant les échanges directs. Il s’agit à la fois de sensibiliser les PME à la protection de leur propriété intellectuelle et aux risques inhérents à la coopétition, et de promouvoir auprès des grands groupes des pratiques d’innovation coopétitive équilibrées. La DGA, par l’intermédiaire de son médiateurou de son « plan en faveur des ETI, PME et start-ups » (PEPS), peut fluidifier les relations commerciales, agir comme tiers de confiance, promouvoir les bonnes pratiques contractuelles et encourager le partage d’information stratégique.
De façon générale, la coopétition entre PME et grands groupes dans l’industrie de la défense semble être la stratégie à suivre pour redonner à la France une capacité militaire innovante et puissante.
Johanna Gast, Professeur Associé en Entrepreneuriat et Stratégie, Montpellier Business School; Chloé Zanardi, Enseignant-chercheur et Frédéric Le Roy, Professeur de Management Stratégique – MOMA et Montpellier Business School, Université de Montpellier
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.