Milena Dragicevic Sesic : un combat pacifique pour la culture

C’est une personnalité singulière qui a reçu le titre de docteur honoris causa de l’Université de Montpellier en cette fin décembre 2023. Enseignante serbe de premier plan, très engagée dans l’implication de la recherche dans son domaine d’expertise, Milena Dragićević Šešić a contribué à développer les études en politiques culturelles à travers le monde, notamment grâce à la chaire Unesco dont elle a la charge depuis 2004.

Remettre à Milena Dragićević Šešić le titre de docteur honoris causa s’est imposé comme une évidence à Emmanuel Négrier, parrain de cette nomination. Le directeur du Centre d’études politiques et sociales (CEPEL), se souvient de leur première rencontre. C’était le 7 juin 2019, à l’occasion des 60 ans du ministère de la Culture, le chercheur montpelliérain l’avait conviée à une table ronde en raison de la qualité de son expertise des politiques culturelles. “Ce jour-là, elle nous a fait une forte impression, soulignant les risques qu’il y avait à identifier un rôle de la culture dans l’édification ou la reconstruction des identités nationales dans les Balkans, notamment les risques de conflictualité que cela pouvait provoquer, ainsi que la menace de manipulation des données historiques au profit d’une reconstruction de l’histoire à posteriori. J’avais beaucoup aimé cette vision des choses qui fait honneur à la posture critique dans le bon sens du terme.” Car il s’agit pour Milena Dragićević Šešić de “faire de la culture autre chose qu’une arme de guerre“, comme le souligne Emmanuel Négrier.

Des études culturelles naissantes

Une phrase qui  prend une autre dimension quand on se penche sur la biographie de Milena Dragićević Šešić. Née en 1954 dans un pays qui s’appelle encore République fédérale de Yougoslavie, elle grandit dans une famille modeste où la culture et les arts occupent une place de choix. Tout naturellement, elle s’intéresse aux études culturelles naissantes et s’inscrit pour cela à l’Université des Arts de Belgrade. Elle complète son cursus à Paris V, en particulier auprès du professeur Joffre Dumazedier, considéré comme l’un des pères des études culturelles.

Elle achève son doctorat en 1981 à l’université des Arts de Belgrade, dont elle deviendra recteur (2000-2004), non sans avoir complété sa formation par un doctorat d’état à la faculté de philologie de l’Université de Belgrade (1990). Tout au long de son parcours, elle enseigne une grande pluralité de matières, notamment dans les domaines de l’organisation des activités culturelles et de la politique culturelle, participant activement au développement de ces disciplines en Europe.

“Culturologue” et inlassable pédagogue

Aujourd’hui spécialiste mondialement reconnue des politiques culturelles, Milena se dit volontiers “culturologue“, un mot qui existe dans la langue serbe mais ne trouve aucun équivalent en français ni en anglais. Selon Emmanuel Négrier, cette “inlassable pédagogue” a “une forte implication dans la recherche dans la sphère internationale“, notamment à travers la chaire Unesco Interculturalité et médiation dans les Balkans dont elle a la charge depuis 2004. Elle est sollicitée aux quatre coins du monde, en Asie, en Afrique, en Asie centrale…

Pour elle, la théorie pure doit se confronter au terrain, la réflexion à l’action. Mais sans jamais imposer une vision des choses. “Milena n’a jamais cherché à se servir de sa reconnaissance internationale pour proposer un modèle clé en main qui serait valable pour tous, elle se méfie des principes établis“, confirme Emmanuel Négrier. Milena Dragićević Šešić a à son actif plus d’une vingtaine d’ouvrages, une quarantaine d’articles dans des revues internationale, une cinquantaine d’interventions en tant que conférencière… La liste est longue.  

Vers un autre modèle de politique culturelle

C’est d’ailleurs en tant que référence internationale que le Cepel a fait appel à son expertise dans le cadre d’un programme de recherche-action intitulé Stronger peripheries. ” L’idée centrale de ce projet de construire une coalition à la fois intellectuelle et d’acteurs en faveur du développement d’un autre modèle de politique culturelle, détaille le directeur du Cepel. Nous défendons l’idée que les modèles de politique culturelle en Europe sont directement inspirés par des pays qui ont des ressources particulières, soit les ressources du marché pour ce qui est du monde anglo-saxon, soit des ressources de l’action publique (et donc de l’Etat) pour ce qui est de pays comme la France. Mais que se passe-t-il dans les pays au Sud ou à l’Est de l’Europe qui n’ont ni les unes ni les autres et ont pourtant des velléités d’action culturelle ?

De toute évidence, le chercheur en sciences sociales partage une même vision de la culture que son homologue serbe, déjà élevée au rang de commandeure des Palmes académiques en France (2003) et décorée du titre prestigieux de professeur émérite de l’Université des arts de Belgrade (2020). Selon Emmanuel Négrier : “La culture est à la fois un domaine d’activité et une dimension de la vie collective qui peut se laisser rattraper par des tentations grégaires et doit être en permanence l’objet de discussions, de remises en question, d’innovation. Ce qui lui permet d’échapper à la dépendance à l’égard des puissants, dans le public comme dans le privé.”

La culture comme processus d’émancipation

Regard malicieux, sourire aux lèvres tout au long de la cérémonie qui l’intronise en tant que docteur honoris causa de l’Université de Montpellier, Milena profite de son discours, prononcé dans un excellent français, pour souligner sa fierté d’être “cosmopolite, non-alignée, européenne et panslavique“. Elle affirme dans le même temps son indépendance d’esprit, n’hésitant pas à alerter contre “le capitalisme académique” qui menace l’enseignement universitaire dans un monde toujours plus compétitif, préférant valoriser une”démocratie culturelle” capable de défendre “la culture comme processus d’émancipation“. La culture est un combat, certes pacifique,  mais un combat quand même.