Financer la transition écologique par la dette publique, c’est possible
C’est la version économique de la quadrature du cercle : comment à la fois investir massivement pour la transition écologique et maîtriser la dette pour retrouver des marges de manœuvre financières ? Sous certaines conditions, les deux sont possibles simultanément. Découvrez comment.
Mouez Fodha, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne; Léa Dispa, Aix-Marseille Université (AMU); Marion Davin, Université de Montpellier et Thomas Seegmuller, Aix-Marseille Université (AMU)

Réduire les émissions de gaz à effet de serre, s’adapter aux effets du changement climatique, investir dans des infrastructures résilientes : tout cela a un coût. La transition vers une économie bas-carbone est un défi majeur sur le plan technologique et financier. Pour atteindre l’objectif de neutralité carbone d’ici à 2050, par exemple, l’Union européenne devra mobiliser des investissements estimés de 2 à 3 % environ de son PIB par an jusqu’en 2030. Face à ces dépenses indispensables, une question émerge : pouvons-nous utiliser la dette publique pour financer la transition ?
Certains pays ont déjà commencé à explorer cette voie.
La France fait figure de pionnière dans l’émission d’obligations vertes – des titres de dette publique spécifiquement destinés à financer des projets environnementaux. En 2024, ces obligations ont atteint 61,9 milliards d’euros. À l’échelle européenne, la présidente de la Banque centrale européenne Christine Lagarde a plaidé pour l’émission d’obligations vertes afin de mobiliser des financements à grande échelle pour la transition écologique.
Dans un contexte où les marges de manœuvre budgétaires sont limitées à la suite des dépassements des seuils européens de déficit et de dette, l’idée de recourir à des emprunts publics pour financer les investissements verts suscite évidemment un débat intense.
La pollution contre la productivité
Dans une étude récente, des chercheurs en économie proposent un cadre théorique pour comprendre la soutenabilité d’une telle stratégie. L’objectif est d’examiner dans quelles conditions une économie peut recourir durablement à l’emprunt pour financer des dépenses publiques en faveur de l’environnement, sans mettre en péril ni sa croissance économique ni son équilibre budgétaire.
Leur analyse s’appuie sur un modèle dans lequel la croissance économique, la pollution et la dette publique évoluent conjointement. La pollution est considérée comme une cause de détérioration de la productivité. Elle agit comme un facteur de dégradation de l’environnement productif : qualité de l’air, santé des travailleurs, efficacité des équipements, rendements agricoles. Plus le stock de pollution est élevé, plus il réduit la capacité des entreprises à produire efficacement.
Dépenses d’atténuation et dépenses d’adaptation
Pour contrer ces effets, l’État dispose de deux leviers de politique publique : les dépenses d’atténuation, permettant de réduire le niveau de pollution (par exemple, par l’investissement dans des technologies plus propres ou dans la capture du carbone), et celles d’adaptation qui limitent les conséquences néfastes de la pollution sur la productivité (air conditionné, rénovation thermique, agriculture adaptée, protections côtières).
Ces dépenses sont financées par des impôts sur le travail et sur le capital, mais aussi par l’émission de dette publique. C’est sur cette articulation entre fiscalité, dette et efficacité environnementale de la dépense publique que se concentrent les chercheurs.
L’originalité de l’analyse est de ne pas imposer le niveau de dette comme une contrainte exogène. Il évolue donc de façon endogène selon les besoins de financement de la politique environnementale et les recettes fiscales de l’État. Cela permet de mieux saisir les interactions complexes entre politique budgétaire, environnement et croissance à long terme.
Une dette peut être soutenable
Sur le long terme, les résultats révèlent plusieurs trajectoires soutenables : la dette publique, bien qu’élevée, reste stable relativement au capital productif, la pollution est maîtrisée et la croissance économique se maintient de façon pérenne.
Dans ces cas favorables, un cercle vertueux de la dette peut apparaître : en finançant des politiques environnementales efficaces, l’État améliore la productivité des facteurs de production, ce qui stimule l’investissement et la croissance, générant ainsi des recettes fiscales supplémentaires.
Du lundi au vendredi + le dimanche, recevez gratuitement les analyses et décryptages de nos experts pour un autre regard sur l’actualité. Abonnez-vous dès aujourd’hui !
La soutenabilité reste fragile
D’abord, la vulnérabilité de la productivité à la pollution ne doit pas être trop importante. Si les effets néfastes de la pollution sur l’économie sont trop marqués, même des politiques ambitieuses ne suffisent pas à éviter une dégradation continue des conditions économiques, budgétaires et environnementales. L’économie peut alors être piégée dans un sentier de dégradation environnementale et de stagnation économique.
Ensuite, le niveau initial de pollution et de dette joue un rôle déterminant. Au-delà d’un certain seuil, l’économie peut entrer dans une zone de basculement où la pollution croît plus vite que la capacité à créer de la richesse, rendant la soutenabilité impossible.
Enfin, une fiscalité adaptée est importante. Un taux d’imposition suffisant sur les revenus du travail et du capital est nécessaire pour éviter une explosion de la dette. Une politique fiscale laxiste compromet la stabilité. En effet, une pression fiscale trop faible compromet le financement des dépenses d’adaptation et de mitigation, obligeant à une accumulation de dette insoutenable.
Effet d’éviction ou effet d’aubaine ?
Le modèle révèle également que, dans certaines configurations, l’augmentation de la dette publique peut coïncider avec une amélioration de la croissance économique et du bien-être.
C’est ce que les auteurs appellent un « effet d’aubaine » : la dette, loin d’évincer l’investissement privé, vient au contraire stimuler l’activité en finançant des politiques publiques efficaces.
Ce résultat contraste avec la vision traditionnelle selon laquelle la dette publique exerce un « effet d’éviction » sur la croissance, en mobilisant des ressources financières au détriment de l’investissement productif. Ici, le rendement social des dépenses environnementales justifie un endettement accru. https://www.youtube.com/embed/i-GSVaz-6tc?wmode=transparent&start=0 Citéco 2020.
La dette verte est ainsi soutenable si les dépenses qu’elle finance sont suffisamment efficaces pour compenser leur coût budgétaire. C’est là un point essentiel : toute dette n’est pas vertueuse, même si elle est « verte » par son étiquette. La soutenabilité ne repose pas uniquement sur le niveau d’endettement, mais sur la qualité des investissements publics réalisés.
L’étude montre aussi que certaines politiques peuvent améliorer le bien-être des consommateurs le long des trajectoires de croissance soutenables. C’est le cas d’une augmentation des impôts, qui permet de réduire la pollution sans freiner la croissance, tant que la productivité reste modestement sensible à la pollution. En effet, les consommateurs retirent un bénéfice d’une baisse de la pollution accompagnée de plus de croissance économique, et donc de revenus.
La dette sous conditions
Les dépenses publiques d’adaptation, comme les infrastructures de protection contre les inondations ou contre les vagues de chaleur, sont particulièrement recommandées si elles permettent de limiter significativement l’impact de la pollution sur la productivité. Dans ce cas, elles favorisent à la fois la croissance économique et la soutenabilité de la dette.
En revanche, les dépenses d’atténuation doivent être suffisamment efficaces pour produire des effets positifs. Sinon, leur coût peut dépasser leurs bénéfices à long terme. Il en serait ainsi des subventions au déploiement des véhicules électriques sans mesures d’accompagnements de décarbonation du mix énergétique, par exemple.
Ainsi, cette étude confirme que la dette peut être un outil au service de la transition écologique, à condition d’être utilisée dans un cadre technologique, budgétaire et environnemental précis, avec des politiques bien ciblées et des impôts adéquats. Dans ces conditions, la dette peut être un levier de durabilité économique et environnementale.
Mouez Fodha, Professeur des Universités, Economiste, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne; Léa Dispa, Chargée de médiation scientifique, Aix-Marseille Université (AMU); Marion Davin, Maitresse de conférences en économie de l’environnement, Université de Montpellier et Thomas Seegmuller, macroéconomie, économie de l’environnement, économie démographique, Aix-Marseille Université (AMU)
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.