La mystérieuse affaire du bloom de Thau

Des eaux devenues soudainement vertes, des huîtres qui maigrissent et meurent en cascade, une disparition inquiétante… Il se passe des choses étranges dans la lagune de Sète en cette fin d’année 2018. Malédiction ou phénomène naturel ? Pour percer ce mystère, l’équipe du projet « Eaux vertes » a enquêté tout au long de l’année 2019 pour débusquer un tout petit, petit, petit coupable. Son nom ? Picochlorum.

Décembre 2018, les habitants de Sète peinent à en croire leurs yeux. Le changement s’est produit en quelques jours seulement : le bassin de Thau est devenu vert. Pas vert d’eau ni verdâtre, non ! Vert ! Un choc alors que depuis deux mois déjà les ostréiculteurs locaux constatent, impuissants, l’amaigrissement de leurs huîtres. Dans les labos qui assurent le suivi de la lagune, c’est l’effervescence : « dans les canaux, partout, l’eau était verte, se souvient Béatrice Bec, chercheuse au laboratoire de biologie marine Marbec. Un bloom pareil en plein hiver c’était impressionnant, mais surtout complètement inédit dans l’étang de Thau ».

Une disparition inquiétante

En langage d’expert, un « bloom » désigne l’efflorescence importante et soudaine d’une micro-algue au sein d’un écosystème aquatique, généralement favorisée par les hausses de température et/ou les apports nutritifs, et responsable de cette couleur verte. Très rapidement Béatrice Bec et une équipe de scientifiques parmi lesquels Franck Lagarde, chercheur à l’Ifremer, montent le projet « Eaux vertes » pour comprendre les causes de ce déséquilibre. Dès janvier des échantillons sont prélevés tous les 15 jours en trois points différents de la lagune et à deux profondeurs. « Toute la lagune était impactée, avec des concentrations jamais observées ici : un milliard de cellules de micro-algues par litre d’eau prélevé ! Ça commence à faire beaucoup de suspects… »

Plus étrange encore, les analyses révèlent la disparition quasi-totale dans la lagune des diatomées, un groupe de micro-algues constituant l’alimentation principale des huîtres qui, en filtrant l’eau, les retiennent dans leurs branchies. A la place des diatomées, les biologistes observent la présence massive d’un phytoplancton inconnu. « Il se présente comme une minuscule boule verte, de deux à trois micromètres, explique Béatrice Bec. Cette micro-algue unicellulaire est tellement petite qu’elle n’est pas retenue par les branchies des huîtres qui de toute façon ne pourraient la digérer faute d’avoir les bonnes enzymes. » Voilà pour le mystère des huîtres maigres mais le coupable lui, n’a toujours pas de nom.

Un si petit coupable

Et pour cause, la micro-algue est si petite que les biologistes ne parviennent pas à l’identifier au microscope. Pour leur venir en aide, ils font appel à l’analyse moléculaire et c’est la chercheuse au CNRS Ariane Atteia qui parvient à identifier le coupable. Son nom : Picochlorum ! « Ce picophytoplancton a déjà été identifié en mer Adriatique, autour de Roscoff et dans les eaux de la Côte Vermeille mais jamais dans des proportions pareilles. Il peut vivre dans une gamme de températures et de salinités assez large ce qui lui a permis de se développer dans des conditions hivernales. » Mais pourquoi un tel bloom et pourquoi maintenant ? Quels facteurs exceptionnels ont permis son surgissement ? Autant de questions qui hantent les habitants de la lagune alors que les semaines passent, que les eaux restent vertes et les huîtres maigres.

Pour y répondre, les scientifiques se penchent sur les données compilées par le REPHY, le réseau d’observation et de surveillance du phytoplancton de l’Ifremer chargé du suivi de la lagune, et comparent les analyses de 2018 avec celles des années précédentes. Premier constat : l’été 2018 a été marqué par une malaïgue, « les mauvaises eaux » en occitan. « La malaïgue c’est un peu comme si la lagune faisait une crise de foie à force d’être trop nourrie en azote et en phosphore. Ces apports d’origine anthropique favorisent un développement excédentaire de macro-algues qui en se dégradant vont entrainer un déséquilibre des teneurs en oxygène en absence de vent et sous de fortes chaleurs. Cette malaïgue a entrainé une déstabilisation de la diversité et des abondances des communautés phytoplanctoniques » explique Béatrice Bec.

Une synergie complice

Les vents de septembre chassant la malaïgue, l’histoire aurait pu en rester là, sauf que l’année 2018 fut également une année très pluvieuse, marquée par une succession de tempêtes et d’orages. Des phénomènes naturels qui favorisent, là encore, un apport supplémentaire de nutriments dans la lagune. « Ce qu’on a observé rétrospectivement c’est que dès le mois d’août Picochlorum est présent à bas bruit dans la lagune déjà déstabilisée par la malaïgue. Il a su profiter d’une synergie d’évènements climatiques et environnementaux exceptionnels qui amènent in fine à ce bloom. »

Au final, les humains de la lagune, comme les huîtres et les diatomées, auront dû attendre un an pour que leur écosystème retrouve naturellement le bleu profond de ses eaux. Picochlorum, quant à lui, purge sa peine au laboratoire Marbec où les experts se relaient pour le faire parler : « Nous avons isolé une souche et nous testons ses capacités physiologiques, ses besoins nutritifs, ses températures préférentielles… » Autre objectif : développer des outils moléculaires pour sonder la lagune et potentiellement mettre en place un système d’alerte contre cet envahisseur minuscule mais si résistant. « Nous nous sommes même amusés à le priver d’oxygène… Il s’en sort très bien » conclut Béatrice Bec.


* Marbec (UM – CNRS – IRD – Ifremer)


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