“Le terme de compensation carbone est absurde scientifiquement”

Pour stabiliser la température mondiale, les accords de Paris promettaient une transition vers un monde à zéro émission nette d’ici 2050, et une réduction de 45% d’ici 2030. Pour atteindre ces objectifs, la forêt est notre meilleure alliée, mais aussi l’enjeu principal d’une véritable géopolitique du carbone. Décryptage avec Alain Karsenty, économiste au Cirad et spécialiste de la question.

Retrouvez la première partie de cet entretien consacré à la déforestation dans le prochain magazine LUM à paraître en février prochain.

Peut-on parler d’une géopolitique des forêts ?
Les forêts et l’ensemble de la végétation absorbent environ un quart du carbone rejeté par les activités humaines, les océans un quart également, l’autre moitié reste stockée dans l’atmosphère et provoque le réchauffement climatique. On peut donc plutôt parler d’une géopolitique du carbone au sens des services écosystémiques rendus par les milieux naturels.

La déforestation mondiale continue pourtant de progresser, +4% en 2022 (Le Monde 23/10/2023). Les forêts sont-elles encore des puits de carbone ?
Les estimations sont difficiles à faire, mais on pense que l’Amazonie n’est plus un puits de carbone net. En Asie, la déforestation a été telle que les forêts sont des émetteurs nets de CO2. Le dernier puits de carbone tropical est sans doute le bassin du Congo.

Et les forêts françaises ?
Nous avons le quatrième massif forestier d’Europe après la Suède, la Finlande et l’Espagne, et le 3e stock de bois européen après l’Allemagne et la Suède. Nous comptons beaucoup sur nos forêts pour atteindre les objectifs français de neutralité carbone en 2050, mais nous nous apercevons que la forêt française a absorbé, en 2021, 31,2 Mt CO2, soit environ 7,5 % des émissions nationales. C’est presque deux fois moins que dix ans plus tôt (57,7 Mt CO2). Les forêts françaises sont bien en expansion, mais du fait des incendies, des sécheresses et des canicules, des pathologies et des parasites, le puits de carbone est de moins en moins puissant. Avec la Guyane, la France dispose d’une grande surface de forêt tropicale et donc d’un gros stock à préserver, mais ce n’est sans doute plus un puits de carbone, y compris pour des raisons de température souvent trop élevée. Les forêts qui absorbent le plus aujourd’hui, ce sont les jeunes forêts boréales et tempérées.

La communauté internationale est pourtant mobilisée depuis le protocole de Kyoto en 1997, les mécanismes mis en place ne fonctionnent pas ?
Le protocole de Kyoto a lancé le mécanisme de développement propre (MDP) au début des années 2000, un système permettant l’achat de crédits carbone issus de projets dans les pays en développement par les entreprises des pays industrialisés. Ces dernières pouvaient compenser leurs émissions en finançant des projets de réduction ou d’absorption de CO2 dans les pays du Sud, en installant des éoliennes ou en plantant des arbres par exemple. Un crédit carbone correspond ainsi à une tonne de CO2 évitée ou retirée de l’atmosphère. Beaucoup de ces crédits sont considérés comme douteux car la vérification de la réalité de ces réductions et de leur permanence est extrêmement difficile. Par ailleurs, le nombre de projets susceptibles de générer des crédits carbone étant très élevé, l’excès d’offre a provoqué une baisse des prix, puisque la majorité des transactions se font à moins d’un dollar le crédit.  Aujourd’hui il y a plus d’un milliard de crédits qui n’ont toujours pas été vendus, et qui ne le seront jamais pour une grande part. 

En 2005 l’ONU a lancé les projets REDD+ sur lesquels vous êtes assez critique aussi. Pourquoi?
Ce mécanisme consistait à permettre aux pays qui réduisaient leur déforestation de solliciter des rémunérations, ou de vendre des crédits carbone. Le problème est qu’il faut se mettre d’accord sur la référence : par rapport à quoi calcule-t-on la réduction de la déforestation ?. Le choix du scénario de référence adopté pour mesurer cette baisse a été laissé à la discrétion des pays. Comme ce sont des scénarios contrefactuels, ils ne sont pas vérifiables, ni discutables par les payeurs. Par exemple, le Brésil a choisi comme référence une partie des années 2000, où la déforestation en Amazonie battait son plein, pour pouvoir afficher une baisse de déforestation maximale. Beaucoup de pays d’Afrique centrale, qui considèrent qu’ils débutent seulement le déboisement, se basent sur des scénarios prospectifs et veulent être payés pour la « déforestation évitée », c’est-à-dire des baisses relatives (par rapport au scénario), qui masquent généralement des hausses absolues de la déforestation.

REDD+ est un dispositif entre États, mais il intègre aussi les entreprises privées qui souhaitent compenser leurs émissions ?
Contrairement au mécanisme de développement propre, dans le dispositif onusien, seuls les États peuvent vendre des crédits carbone REDD+. La priorité à ce niveau national est d’éviter que la déforestation ne soit juste déplacée d’une zone à l’autre (les « fuites ») et d’inciter les États à mettre en place des politiques favorables à la conservation et la gestion durable des forêts. Cela a beaucoup frustré les investisseurs carbone qui souhaitent faire du profit sur la vente de leurs crédits, et certaines ONG qui utilisent le système REED pour financer la conservation de la biodiversité.

Ils ont donc monté une sorte de marché parallèle ?
Oui, des projets qui reprennent l’appellation REDD+, mais qui sont privés et n’ont rien à voir avec le mécanisme onusien. Ils sont certifiés par des labels privés dont le plus connu est VERRA-VCS, qui certifie notamment les projets de déforestation évitée.  D’ailleurs la grande majorité des crédits forestiers que vous trouverez sur ce marché volontaire sont certifiés par VERRA.

Quel est le problème avec ces projets de déforestation évitée ?
L’année dernière The Guardian (18/01/2023) a fait beaucoup de bruit en citant une étude (PNAS 14/09/2020) réalisée au Brésil où les scientifiques ont observé que la baisse de déforestation était similaire dans les zones avec des projets REDD+ et dans des zones non REDD+. Les baisses n’étaient pas dues aux projets de déforestation évitée, mais aux politiques de Lula qui, depuis 2004, ont permis une baisse de 75 à 80 % de la déforestation en Amazonie. Plusieurs ONG évoquent également le risque du colonialisme vert. Blue Carbon LLC, une société des Émirats Arabes Unis, a acheté l’exclusivité des droits carbone sur 10 % de la superficie Libéria (Le Monde 2/09/2023). Est-ce qu’ils vont faire des aires protégées ? Des concessions d’exploitation forestière ? On ne sait pas encore.

Il y a aussi des plantations d’arbre pour faire de la compensation carbone ?
Le terme de compensation carbone est absurde scientifiquement, c’est au mieux une contribution à un effort collectif, pas une compensation qui permettrait d’« effacer » des émissions. À l’ère des mégafeux et de la mauvaise santé globale des forêts, les activités de conservation des forêts ou les plantations peuvent être une solution partielle, temporaire, mais ne permettent en aucun cas la neutralité carbone, du fait du temps de résidence très long (autour de mille ans) d’une partie significative du CO2 de l’atmosphère. Ceci dit, certains projets sont utiles et apportent des financements bienvenus dans certaines régions, dont peuvent également profiter les communautés locales. Le problème étant la prétention des mécanismes de compensation à promettre une « neutralisation des émissions », ce qui donne bonne conscience aux acheteurs des crédits ou aux consommateurs de produits proclamés « neutres en carbone ».  

On retrouve quel type d’entreprise dans ces projets REDD+ ?
Des grosses entreprises pratiquant la compensation carbone au-delà de leurs obligations réglementaires (lorsqu’elles en ont). On va retrouver la plupart des grandes entreprises cotées, de Microsoft, à Shell, Delta Airlines, etc.  Parmi elles, il faut distinguer celles qui font de véritables efforts pour réduire leurs émissions et des entreprises qui ne changent rien à leurs activités et se contentent d’acheter des crédits carbone pour prétendre être « neutres en carbone ». Dans ce dernier cas, c’est clairement du greenwashing. À partir de 2026, l’UE va pratiquement interdire aux entreprises de se dire « neutre en carbone ».

Depuis les accords de Paris, l’article 6 risque pourtant de conforter ces projets privés ?
L’article 6.4 des accords de Paris, dont les grands principes ont été adoptés, mais pas les règles – les délégués à la CoP 28 ne sont pas parvenus à s’entendre à leur sujet – permettrait, en gros, à certains projets privés de rentrer dans le marché de conformité onusien. C’est un mécanisme de développement propre dans une version plus ouverte et qui intègrerait justement certaines formes de déforestation évitée. Il va falloir faire attention, parce que dès lors que vous êtes dans le marché de conformité, un crédit carbone, c’est un permis d’émission.

Quels mécanismes seraient plus efficaces pour inciter les pays du Sud à préserver leurs forêts ?
D’abord, il faut investir pour espérer avoir ensuite des résultats. On sait sur quoi il faut investir : sur la clarification du foncier, la transformation de pratiques agro-sylvo-pastorales inadaptées, les systèmes énergétiques (problème du charbon de bois), l’aménagement du territoire, le renforcement de l’État de droit et le retard de la transition démographique dans plusieurs pays, entre autres. Ensuite, on pourra rémunérer pour la qualité, la cohérence et la mise en œuvre des politiques et des mesures visant à enrayer les moteurs de la déforestation. Les organisations et institutions qui dépensent des milliards pour freiner la déforestation devraient se doter de comités scientifiques d’experts indépendants pour les aider dans ces évaluations. Dans un monde où les ressources financières sont comptées, il est absurde de se lier les mains à des procédures et des règles de paiement inadaptées, qui conduisent trop souvent à rémunérer des pays pour des circonstances heureuses plutôt que pour des efforts, traduits en politiques publiques.

Quels pays ou institutions mettent de l’argent sur la table ?
La Norvège est le meilleur exemple. Ce pays a développé de nombreux accords bilatéraux avec les pays du Sud. Ils ont été à l’initiative de CAFI (Initiative pour les forêts d’Afrique centrale), une coalition de bailleurs dans laquelle la Norvège met plus de 500 millions de dollars (6M pour la France) pour financer de l’investissement. Mais la Norvège met des conditions au déboursement des sommes promises. Quand Bolsonaro a démantelé les politiques environnementales au Brésil, la Norvège a arrêté ses versements au Fonds Amazone, l’Allemagne aussi. Mais le Fond Vert pour le Climat, institution multilatérale, a versé à cette époque des centaines de millions de dollars au Brésil pour une déforestation moins importante que par le passé, alors que la déforestation était repartie à la hausse et que les lois protégeant les forêts étaient systématiquement sapées. Mettre des conditions dérogeant aux règles adoptées est quasiment impossible dans un cadre multilatéral, où l’argent que vous mettez ne vous appartient plus vraiment.

Des pays du Sud demandent à la communauté internationale de payer pour les services environnementaux rendus par leurs forêts. Qu’en pensez-vous ?  
On a entendu surtout les pays africains à ce sujet, car ils sont les seuls pays en développement à avoir encore des puits de carbone. Mais, le président brésilien Lula a fait une proposition un peu similaire à la CoP 28 (Le Monde 24/11/2023). Ce sont des logiques de rentes, sauf qu’il n’y a pas forcément grand monde pour accepter de payer ces rentes. La communauté internationale a toujours refusé de payer pour des stocks de carbone (les forêts sur pied). Encore une fois il vaut mieux investir dans des politiques effectives et là, il y a énormément de transferts financiers à faire. Mais faisons-le sur des bases intelligentes.