Déforestation “Une partie de la solution se trouve au niveau du commerce international”

6,6 milliards d’hectares de forêt ont été perdus en 2022, soit 4% de plus qu’en 2021 signalait un rapport publié par un vingtaine d’organisations environnementales et d’instituts de recherche, quelques jours seulement avant la COP 28 de Dubaï. Éclairage sur cette géopolitique du bois avec Alain Karsenty, économiste au laboratoire Sens.

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Pour commencer quelle est la définition internationale de la forêt ?
Il y en a des tas ! Le règlement européen sur la déforestation, adopté en mai 2023 et qui entrera en vigueur fin 2024, retient celle de la Food and agriculture organization (FAO), à savoir 10 % de couvert forestier sur une surface minimale de 0,5 hectares. Les plantations de palmiers à huile, d’arbres fruitiers et les surfaces agroforestières ne sont pas considérées comme des forêts.

Quels sont les pays les plus touchés par la déforestation ?
C’est le Brésil qui détient le record de la déforestation depuis longtemps, bien qu’elle reparte à la baisse depuis le retour de Lula. Viennent ensuite la République démocratique du Congo, la Bolivie qui a connu un essor de l’agrobusiness extrêmement important, et l’Indonésie où la déforestation a beaucoup baissé ces 4-5 dernières années. Il y a aussi la question des mégafeux qui touchent dans des proportions jamais vues l’Australie, le Canada, la Russie mais aussi le Brésil, l’Indonésie et la Bolivie récemment (lire : Les forêts froides brûlent !).

En Amérique du Sud, quels sont les grands moteurs de la déforestation ?
L’élevage bovin extensif et la culture de soja. Cette dernière diminue depuis 2008 suite au moratoire sur les achats de soja d’Amazonie décidé par de grandes sociétés agroalimentaires internationales. Depuis, la production s’est déplacée au sud vers le Cerrado, vaste région de savanes riches en biodiversité, qui est converti à grande échelle en monocultures de soja.

Le phénomène de déforestation est plus récent en République démocratique du Congo ?
L’accroissement brutal de la déforestation date d’une dizaine d’années en RDC, qui perd un demi-million d’hectares de forêts primaire chaque année. Les pratiques agricoles sont extensives, les paysans cultivent une terre pendant 3 ou 4 ans et quand sa fertilité diminue et que le champ est envahi de mauvaise herbes, ils la laissent en jachère et coupent une nouvelle forêt. C’est un système qui a fonctionné pendant des millénaires avec une population faible et stable. Mais avec 3 % de croissance démographique, la population double tous les 25 ans en RDC, les jachères sont de plus en plus courtes et ne laissent pas le temps à une forêt secondaire de s’établir. Il y a aussi un enjeu foncier : en Afrique comme en Amazonie la mise en valeur d‘une terre par la culture légitime une revendication de propriété.

Cette production est-elle destinée à l’exportation ?
Le Brésil consomme en grande partie sa déforestation à travers la viande bovine issue de l’élevage. Le soja, lui, part vers la Chine et l’Europe pour nourrir le bétail, ce qui pose la question de nos modèles économiques. En Afrique, 80 à 90 % de la déforestation est due à la petite agriculture vivrière : manioc, maïs, riz, haricots, bananes… L’huile de palme produite en Afrique alimente les marchés locaux. C’est de la consommation interne sauf le cacao en Côte d’Ivoire, au Ghana, au Libéria ou au Cameroun, qui est exporté vers l’Europe, et le café produit plutôt en Afrique de l’Est.

Et en Asie quelle est la situation ?
La déforestation baisse beaucoup parce qu’il n’y a plus de forêts ou que les dernières sont en zones montagneuses et qu’il n’est pas rentable d’y planter du palmier à huile ou des hévéas. Depuis une dizaine d’années, le palmier est d’ailleurs dépassé, comme premier moteur de la déforestation, par les arbres plantés pour la pâte à papier, exportée un peu partout dans le monde. Des plantations d’arbres à croissance rapide type acacias ou eucalyptus considérées, selon la définition de la FAO, comme des forêts. Elles n’apparaissent donc pas dans les données de déforestation « nette ». Pourtant ces plantations, vouées aux coupes rases, se substituent à la forêt naturelle dégradée, qui pourrait se régénérer en offrant une grande biodiversité (lire : Changements récents en matière de politiques forestières et d’utilisation des terres à Sabah, à Bornéo en Malaisie : sont-ils véritablement transformationnels ?, Alain Karsenty, octobre 2022).

Le charbon de bois utilisé pour la cuisson est en trame de fond un peu partout…
Oui, c’est l’énergie principale de cuisson dans de nombreuses régions. On parle aujourd’hui de charbon de bois durable avec des plantations d’eucalyptus ou d’acacias pour que les gens n’aillent pas couper les forêts naturelles, mais avec les problèmes sanitaires liés au charbon est-ce que la vraie solution ne sera pas d’arrêter, au moins dans les zones urbaines ? Avec pour alternative le bio éthanol, le gaz naturel liquéfié, qui est cependant un fossile, ou l’hydroélectrique – je pense au fameux barrage d’Inga 3 en RDC qui pourrait alimenter une partie de l’Afrique…

Nous n’avons pas encore parlé de la Russie…
… qui déforeste énormément pour fournir la Chine en bois. Les forêts de RDC sont composées de milliers d’espèces et seules quelques-unes sont commercialisées. On prélève donc environ un à trois arbres à l’hectare. En Russie les forêts sont moins diverses, on y trouve deux ou trois espèces qui sont toutes commercialisables, ce qui donne lieu à des coupes rases. Il y a aussi beaucoup d’étalement urbain et les mégafeux.

Et comment se positionne la France dans cette géopolitique du bois ?
Nous importons beaucoup de résineux parce que notre appareil industriel est inadapté à nos forêts de feuillus (lire : Nous n’irons plus au bois), qui sont donc sous exploitées et très morcelées. Nous n’avons pas l’argent pour investir dans l’outil industriel, alors une des solutions a été, pour les propriétaires privés, de planter un peu partout le fameux pin Douglas. Avec une forte opposition sociétale, parce que monoculture, parce que coupes rases, risques d’incendies, transformation du paysage…

Aujourd’hui quelle est la part de la déforestation liée à l’exportation ?
Les estimations parlent de 20 à 25 %, une partie de la solution se trouve donc bien au niveau du commerce international et de la déforestation importée. La question est de savoir comment on s’attaque à ses causes, comment on réforme le foncier, l’agriculture, l’énergie ? Comment agit-on sur la démographie ? (Lire : La régulation européenne de la déforestation importée : les limites d’une approche indifférenciée, Alain Karsenty, 2023).

Quel est le premier pays importateur de bois ?
La Chine et de très loin (lire : Les entreprises forestières chinoises en Afrique de l’Ouest, Alain Karsenty, octobre 2022). Elle importe du bois d’Asie, d’Afrique, de Nouvelle-Zélande, de Russie, d’Allemagne, de France et, souvent, le réexporte vers l’Europe sous forme de produits transformés. Et puis la Chine c’est 1,4 milliard d’habitants, les besoins intérieurs sont gigantesques. Les Vietnamiens et les Indiens sont eux-aussi devenus de gros acheteurs sur le marché international.

La Chine jouera donc un rôle majeur dans le devenir de la forêt au niveau mondial ?
Oui, et ils ont conscience qu’une pénurie de bois mondiale se profile, ils commencent donc à s’intéresser sérieusement à la durabilité de la ressource. Pour eux, c’est une manière de sécuriser leur approvisionnement et c’est une bonne nouvelle pour la forêt car ils sont les maîtres du jeu.

Lire la suite de cet entretien « Le terme de compensation carbone est absurde scientifiquement » sur le site l’Université de Montpellier.

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