Champions de la détoxification

Chaque jour, ils boivent de l’eau fortement contaminée à l’arsenic. Et pourtant ces habitants de l’Altiplano en Bolivie ne semblent pas en souffrir… Une énigme sur laquelle s’est penché l’épidémiologiste Jacques Gardon qui nous dévoile comment ils se seraient adaptés à ce poison.

© Jacques Gardon

Arsenic, un mot d’une sonorité presque romanesque pour une substance qui a connu ses heures de gloire, à la cour de Louis XIV comme dans la famille Borgia. Un poison pourtant toujours tristement d’actualité : « la consommation d’eau contaminée à l’arsenic est un problème de santé publique qui concerne environ 140 millions de personnes dans le monde », rappelle Jacques Gardon. Depuis plus de 5 ans, l’épidémiologiste du laboratoire HydroSciences s’intéresse aux effets de l’arsenic sur la santé des populations boliviennes, plus précisément chez les Urus qui vivent sur les rives du lac Poopó.

Là-bas, le chercheur a trouvé des taux d’arsenic dans l’eau jusqu’à 80 fois supérieurs aux normes de l’OMS. « La limite est fixée à 10 microgrammes par litre. Dans certains puits nous avons mesuré jusqu’à 800 microgrammes par litre », explique-t-il. Mais d’où vient cet arsenic ? « Il est naturellement présent dans la croûte terrestre et les minerais de nombreuses régions, et il peut contaminer les nappes phréatiques suite à l’érosion des sols », explique Jacques Gardon. Un processus naturel aggravé dans certaines régions par l’exploitation minière comme c’est le cas en Bolivie, où les mineurs broient l’arsénopyrite pour en extraite les métaux et rejettent l’arsenic qui va contaminer sédiments, rivières, nappes phréatiques… et puits.

Puits superficiels

« Les populations locales se procurent leur eau potable grâce à des puits traditionnels superficiels ou des puits tubaires peu profonds. Malheureusement la Bolivie ne dispose pas de cartographie de la qualité chimique de l’eau en ce qui concerne l’arsenic et les habitants consomment une eau qui en contient des concentrations parfois inquiétantes » détaille le médecin.

Avec quelles conséquences sur leur santé ? « L’ingestion chronique d’arsenic provoque des cancers, dégrade l’appareil cardio-vasculaire, abime les reins et peut favoriser la survenue d’un diabète », répond Jacques Gardon. L’arsenic provoque également des lésions caractéristiques au niveau des mains et des pieds : un épaississement de la peau ou hyperkératose, typique de l’arsénicisme et qui peut évoluer en cancer. Les mains des Urus du lac Poopó, Jacques Gardon les a bien regardées. Des mains étonnement normales.  « Elles ne présentent pas ces manifestations cutanées ».

Comment expliquer l’absence de ce symptôme si caractéristique malgré tant d’arsenic ? « Une équipe de chercheurs suédois a étudié une situation similaire dans certains villages du Nord de l’Argentine, ils ont émis l’hypothèse qu’il pourrait s’agir d’une adaptation au poison », détaille le chercheur. Au fil des générations, les habitants seraient devenus de plus en plus aptes à éliminer l’arsenic.

Éliminer l’arsenic

Pour vérifier cette théorie, Jacques Gardon accompagné de collègues suédois et boliviens a mesuré les teneurs en arsenic et dérivés de l’arsenic dans les urines de 200 femmes vivant dans dix villages disséminés autour du lac Poopó. « Nous nous sommes focalisés sur les femmes car les hommes, qui quittent souvent le village pour aller chercher du travail ailleurs, ne subissent pas la même exposition à l’arsenic », explique le médecin.

Et de l’arsenic dans leurs urines, les chercheurs en ont bel et bien trouvé, sans surprise. Ce qui en revanche s’est avéré surprenant, c’est la forme chimique de l’arsenic identifié. « Il faut savoir que l’arsenic existe sous plusieurs formes distinctes (lire encadré), dont l’une est moins toxique et plus facile à éliminer que les autres. En population générale la forme chimique la moins toxique représente en moyenne 60 % de l’arsenic trouvé dans les urines, mais chez les femmes Urus cette proportion atteint 80 % », s’étonne Jacques Gardon.  Ce qui veut dire que leur métabolisme est particulièrement efficace pour éliminer le poison.

Adaptation au poison

Pour expliquer cette efficacité hors du commun, les chercheurs se sont penchés sur le génome des habitants et ont mis en évidence une mutation sur un gène qui contrôle la détoxification de l’arsenic. « Normalement cette mutation se retrouve chez environ 20 % de la population, mais nous l’avons retrouvée chez 80 % des gens dans ce peuple andin », détaille le chercheur. Une mutation probablement sélectionnée au cours du temps, les Urus devenant de génération en génération de plus en plus aptes à éliminer l’arsenic. « C’est le premier exemple mis en évidence d’adaptation humaine à un toxique », s’enthousiasme Jacques Gardon.

Un enthousiasme de chercheur rapidement tempéré par les préoccupations du médecin : « mieux comprendre les relations entre exposome et génome est passionnant, mais ce qui compte avant tout c’est de favoriser l’accès à l’eau potable de toutes les populations ». Filtration, échanges d’ion, oxydation, dilution… de nombreuses techniques efficaces existent en effet pour éliminer l’arsenic de l’eau. « L’arsenic n’a ni couleur, ni saveur, ni odeur, la plupart de ces gens boivent de l’eau contaminée sans le savoir, c’est un vrai problème de santé publique, et notre rôle c’est aussi d’y remédier ».

Une détoxification efficace

Si l’on absorbe de l’eau contenant de l’arsenic dissout, il est chimiquement modifié dans notre foie afin d’en favoriser l’élimination par les reins. Cette modification implique un processus appelé « méthylation » qui transforme l’arsenic élémentaire soit en monométhyl arsenic, soit en diméthyl arsenic. Si la première forme est mal éliminée par l’organisme, la deuxième l’est plus facilement, et elle est donc moins associée à des symptômes sévères. C’est justement ce diméthyl arsenic que les chercheurs retrouvent en majorité dans les urines des Urus. En cause : une mutation sur le gène codant pour l’enzyme impliquée dans ce processus de méthylation, appelée arsenic méthyltransférase, qui favorise la transformation en diméthyl arsenic et expliquerait l’efficacité du processus de détoxification de l’arsenic chez les Urus.


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