“Les forêts froides brûlent ! La Sibérie brûle, le Canada brûle !”

Le 9 juin dernier, l’Université de Montpellier signait avec l’Université du Québec en Abitibi-Témiscamingue (UQAT) et l’Université Franche-Comté, un protocole d’accord pour la création du projet de recherche international « forêts froides ». Objectif : modéliser le fonctionnement de ces écosystèmes afin de mieux les préserver. Un sujet d’une actualité brûlante. Explications avec Adam Ali, paléo-écologue à l’Isem et porteur du projet en France.

Ce projet s’appelle « forêts froides ». Que désignent vraiment ces termes ?
Notre projet s’intéresse à la fois aux forêts situées dans les hautes latitudes, donc le domaine arctique et subarctique mais aussi aux forêts de hautes altitudes : les forêts de montagnes. Qu’elles soient de hautes altitudes ou de hautes latitudes, ces forêts présentent des espèces qui ont des traits d’histoires de vie communs. Par exemple leur capacité à résister au gel ou à croître dans des périodes très courtes, pour pouvoir vivre dans ces écosystèmes.

Quelle est la problématique actuelle de ces forêts ?
Notre problématique est assez simple : ces forêts sont de grands réservoirs de carbone. Plus particulièrement la forêt boréale qui ceinture le cercle polaire, et constitue un des plus grands puits de carbone terrestre, carbone emprisonné principalement dans des tourbière pluri-séculaires. Sauf que depuis quelques années, la donne est en train de changer et notre puits est en train de se transformer en source de carbone. Cette bascule est liée aux incendies de forêt qui deviennent de plus en plus fréquents, de plus grandes tailles (plusieurs milliers d’hectares) et violents. C’est un des axes privilégiés de notre activité de recherche.

Les forêts froides s’enflamment ?
Oui, c’est contre intuitif, mais les forêts froides brûlent… beaucoup ! Cela fait même partie des écosystèmes qui brûlent le plus dans le monde. La Sibérie brûle, le Canada brûle ! A titre exemple, en 2014, dans les Territoires du Nord-ouest au Canada, 385 feux de forêt ont détruit 3,4 millions d’hectares. Il est important de souligner que durant les 40 dernière années ces régions nordiques ont enregistré en moyenne +3° C de température annuelle. On voit ce qui se passe en ce moment en Colombie britannique avec un dôme de chaleur inédit et une saison de feu qui a débuté très tôt qui s’est soldé avec des évacuations de certains villages (Radio Canada 01/07/2021).

On en parle pourtant très peu alors que les feux en Australie ont été très médiatisés…
C’est vrai. On en parle peu parce que ces feux sont sans commune mesure avec ce qui s’est produit en Australie mais aussi parce qu’il n’y a pas grand monde qui vit dans ces espaces. Sauf bien sûr les autochtones qui habitent dans ces forêts, qui en dépendent pour leur subsistance, pour des aspects cultuels. Il y a des enjeux liés aux premières nations sur ces territoires. Ils vont subir le changement climatique avant tout le monde.

Mais comment explique-t-on que ces feux de forêt démarrent spontanément ?
Ce n’est pas facile justement, le système est assez complexe. Est-ce lié au réchauffement des océans ? Est-ce lié à des anomalies atmosphériques ? C’est ce qu’on appelle des processus de téléconnexion et ce n’est vraiment pas facile à appréhender mais nous sommes dans cette réflexion. Nous essayons de modéliser et de comprendre ces mécanismes, en tout cas les paramètres qui font qu’on se retrouve depuis quelques années avec des méga feux.

Il y a également la question de l’exploitation de ces forêts ?
Ce sont des écosystèmes anthropisés, utilisés par l’homme. L’idée c’est d’orienter dans les prises de décisions toute activité adossée à l’utilisation des ressources biologiques dans ces écosystèmes. D’aller vers une gestion écosystémique qui fasse en sorte que les perturbations humaines restent finalement dans ce que nous appelons « la gamme de variabilité naturelle », une gamme de perturbations que l’écosystème peut absorber, et donc les forestiers, les aménageurs sont eux aussi des partenaires dans cette approche.

C’est un projet interdisciplinaire, vous-même êtes paléo-écologue, qu’est-ce que votre discipline apporte ?

Nous avons des écologues, des climatologues, des gestionnaires forestiers, des modélisateurs du climat etc… Moi je porte l’axe paléo-écologique. L’objectif est de documenter le fonctionnement de ces écosystèmes depuis l’Holocène, soit au cours des 11 700 dernières années. Au cours de cette période géologique il y a eu des changements climatiques majeurs : des réchauffements et des refroidissements. Nous voulons voir comment ces écosystèmes ont pu répondre à ces variations de climat.

Comment observez-vous cela ?
Nous avons des bibliothèques à ciel ouvert ! Les lacs et leurs sédiments dans lesquels on trouve des charbons de bois et des grains de pollen. Ces deux bio-indicateurs, nous permettent de reconstituer, l’histoire des incendies de forêt et de la végétation au cours du temps. Il y a aussi la dendrochronologie…

…la dendro quoi ?
Dendro c’est « arbre » en grec, chronologie, le temps. Dans le bois, chaque cerne est égal à une année, c’est une archive qui enregistre tout. En simplifiant beaucoup, s’il fait plus chaud par exemple, l’arbre va produire un cerne beaucoup plus grand, s’il fait froid il sera plus petit. C’est un outil privilégié pour reconstituer les changement de températures passées. Ces arbres sont aussi des outils qui permettent des dater les incendies qui, quand ils ne brûlent pas tout l’arbre, vont laisser des cicatrices. Ces cicatrices recèlent des informations importantes qui nous permettent de dater à l’année près les incendies.

Combien de temps va durer le projet « Forêts froides » et où va-t-il se dérouler ?
Il est prévu pour cinq ans renouvelables une fois. L’épicentre sera au Québec où nous serons accueillis dans les locaux de l’université, mais nous travaillerons aussi en zone boréale au Canada, dans les Territoires du Nord-Ouest, le Labrador et Terre-Neuve. En zone de montagne, ce sont les Pyrénées, les Alpes, les Vosges ainsi que l’Atlas et le Rif du Maroc qui représentent les endroits ciblés. Il y a aussi dans le projet élargi un projet dans l’Altaï qui est à la frontière entre la Russie et la Chine….

Vous parlez de projet élargi, de quoi s’agit-il ?
La protocole d’accord que nous avons signé le 9 juin est un projet international de recherche (IRP) qui concerne l’Université du Québec en Abitibi-Témiscamingue (UQAT), le CNRS, l’Université de Franche-Comté et l’UM. A côté de cet IRP nous avons monté un réseau de recherche international (IRN) plus large qui englobe la Suède, la Norvège, la Russie, la Chine… Tous ces partenaires nous permettent d’avoir une approche réellement internationale de nos problématiques pour développer des projets en commun.

Ce protocole que l’Université de Montpellier vient de signer, que vous permet-il ?
C’est la première fois que l’Université se dote d’un outil qui permet aux enseignants-chercheurs de libérer du temps et de la matière grise pour développer leur recherche. Grâce à Muse et au dispositif j’ai pu bénéficier d’une décharge d’enseignement à deux tiers pendant toute la durée de l’IRP. C’est un élément majeur de la convention côté français. L’Université de Franche-Comté apporte son soutien sur des aspects d’aide à la mobilité ou d’obtention de projet. Côté canadien il y a aussi énormément de moyens, et notamment le fond de recherche du Québec qui mettra l’équivalent de 100 000 dollars chaque année. Nous bénéficions également de la création d’une chaire de recherche en écologie historique. En bref, grâce à ce protocole nous avons cinq à dix ans devant nous pour développer des travaux d’envergure sur ces écosystèmes fascinants.

Adam Ali, la passion des forêts froides

C’est en 2004 qu’Adam Ali, doctorat tout juste en poche, s’envole pour le Québec, il ne le quittera plus. Auteur d’une thèse sur les changements environnementaux passés des écosystèmes alpins, les forêts froides l’appellent le jour où il se passionne pour l’étude des feux. « Les incendies ! C’est ça qui a été le moteur de ma passion pour les forêts froides » se souvient le chercheur. En 2008 il est recruté par l’Université Montpellier 2 et entre au CBAE, le centre de bio-archéologie et d’écologie, aujourd’hui fusionné dans l’Isem.

À Montpellier, où la recherche s’oriente davantage vers le Sud, peu de scientifiques travaillent sur les régions froides, comme s’en amuse Adam Ali : « J’ai un territoire et une niche scientifique à moi tout seul ! » Ses plus grandes collaborations, c’est donc outre-Atlantique et au Québec plus précisément qu’il les construit et notamment celle qu’il entretient depuis 2005 avec Yves Bergeron, coordinateur du projet au Canada. « C’est un immense chercheur, il a eu le prix Marie Victorin qui est la plus grande distinction scientifique au Québec, souligne le français, il a un impact factor qui frise l’indécence et il présente en plus des qualités humaines exceptionnelles. » Mobilisé « à 2000% » pour les cinq, voire dix prochaines années sur ce grand projet, Adam Ali pourrait bien, d’ici 2023, faire le grand saut et s’implanter pour de bon près de ses forêts froides.