Les mouvements d’une foule ne sont pas chaotiques mais prévisibles

La foule intimide voire terrifie certaines personnes. Ses mouvements peuvent conduire à des drames. C’est pourquoi mieux les comprendre est essentiel. Une nouvelle étude démontre que ces mouvements ne sont pas chaotiques comme on pourrait l’imaginer, mais, au contraire, quasi circulaires et périodiques.

François Gu, Massachusetts Institute of Technology (MIT) et Benjamin Guiselin, Université de Montpellier

La Plaza Consistorial (Pampelune) pendant le « Chupinazo ». Fourni par l’auteur

Vous avez déjà vécu l’expérience d’être au milieu d’une foule compacte dans un espace confiné : sur les quais du métro bondés à l’heure de pointe, devant un magasin pour la sortie du dernier livre d’une autrice à succès, ou encore devant la scène lors d’un concert. Au-delà de l’inconfort suscité par les contacts physiques fréquents involontaires avec vos voisins, ces situations semblent incontrôlables et potentiellement dangereuses : on se sent comme contraint de bouger selon un mouvement dicté par l’impatience ou la pression exercée par les autres. Mais quelle est véritablement la nature des mouvements des individus au sein d’une foule dense ? Et peut-on en comprendre l’origine, notamment afin d’anticiper des drames ?

Si l’on se fie à notre intuition, ces mouvements semblent aléatoires et imprévisibles. Pourtant, notre étude, menée au sein de l’équipe de Denis Bartolo, professeur à l’ENS Lyon, et récemment publiée dans la revue Nature, révèle un phénomène contre-intuitif : au lieu d’un chaos désordonné, la foule bouge collectivement selon un mouvement régulier et spontané. Au-delà d’une densité critique de quatre personnes par mètre carré (imaginez-vous à quatre personnes dans une cabine de douche !), et sans consigne extérieure, la foule adopte spontanément un mouvement quasi circulaire et périodique.

Notre expérience : les fêtes de Pampelune et son « Chupinazo »

Notre premier défi, pour caractériser la dynamique des foules denses, était de taille : réaliser des expériences pour filmer, avec un bon angle de vue, la dynamique de centaines d’individus, tout en évitant les accidents. Il était donc évident qu’on ne pouvait pas faire cela dans notre laboratoire. L’opportunité idéale s’est présentée, quand Iker Zuriguel, professeur à l’Université de Navarre, nous a parlé des fêtes de San Fermín en Espagne. Chaque année, le 6 juillet, environ 5 000 personnes se rassemblent Plaza Consistorial, à Pampelune, pour la cérémonie du « Chupinazo », qui marque le début d’une semaine de fêtes. La densité atteint environ 6 personnes par mètre carré !

Cette place, qui mesure 50 mètres de long par 20 mètres de large, est délimitée par des immeubles de plusieurs étages, dont les balcons donnent une vue imprenable sur ce qui se passe sur la place. Nous avons filmé lors de quatre éditions avec huit caméras placées sur deux balcons les mouvements de la foule avec une très bonne résolution. Nous avons ainsi collecté un jeu de données unique au monde pour l’étude des foules denses.

La foule oscille en synchronie

Grâce à une technique utilisée, par exemple en aérodynamique, nous avons pu cartographier les vitesses de déplacement dans la foule, comme on suit des courants d’air autour d’un avion. Nous en avons extrait que tous les individus dans un rayon d’environ 10 mètres se déplaçaient dans la même direction.

Lors du « Chupinazo », la densité de personnes est très importante, de l’ordre de six personnes par mètre carré : il faut donc imaginer environ 500 personnes entraînées ensemble de façon spontanée, ce qui représente une masse de plusieurs dizaines de tonnes en mouvement.

Nous avons également montré que la direction du mouvement de cette masse tournait progressivement, avant de revenir à son point de départ, toutes les 18 secondes. Autrement dit, les individus ne se déplacent pas de manière chaotique, mais suivent des trajectoires quasi circulaires et périodiques.

Ce mouvement lent s’explique par le fait que ce ne sont pas des individus isolés qui bougent, mais plusieurs centaines, entraînés les uns avec les autres.

Enfin, nous avons observé que les mouvements circulaires oscillants de la foule se font autant dans le sens des aiguilles d’une montre que dans le sens inverse, alors même que la majorité des êtres humains sont droitiers ou qu’ils ont tendance à s’éviter par la droite dans les pays occidentaux. Les facteurs cognitifs et biologiques ne sont donc plus pertinents pour expliquer le déplacement des masses d’individus dans les foules denses qui sont entraînées dans des mouvements à très grande échelle.

L’origine de l’oscillation spontanée des foules

Pour modéliser mathématiquement la dynamique d’une foule, constituée d’un ensemble de piétons, il apparaît naturel de considérer les individus comme des particules en interaction.

Prenez un piéton au sein de cette foule. Il subit des forces qui le mettent en mouvement. Ces forces peuvent avoir une origine physique – comme des forces de contact avec un mur ou un autre piéton – ou une origine cognitive – comme lorsqu’on cherche à éviter un autre piéton. Malheureusement, la modélisation mathématique de ces forces repose sur de nombreuses hypothèses invérifiables sur le comportement des individus, ce qui rend cette approche irréalisable.

Il n’est en réalité pas nécessaire de décrire la dynamique de chaque individu pour prédire la dynamique de la foule. Prenez l’écoulement de l’eau dans un tuyau : les lois de la physique permettent de prédire l’écoulement de l’eau, alors même que déterminer la force subie par une seule molécule d’eau dans cet écoulement s’avère impossible.

Nous avons donc déterminé l’équation qui décrirait le mouvement d’une masse d’individus entraînés tous ensemble, sans déterminer les lois qui régissent le mouvement d’un seul piéton. Notre démarche n’utilise que des principes fondamentaux de la physique (conservation de la masse, conservation de la quantité de mouvement) et ne fait aucune hypothèse comportementale sur le mouvement des individus. Elle nous a permis de construire un modèle mathématique dont la résolution a montré un excellent accord avec les observations expérimentales.

Une nouvelle méthode de prévention des accidents de foule ?

Nous avons également analysé des vidéos issues des caméras de surveillance de la Love Parade de 2010 à Duisbourg, en Allemagne. Bien que cette foule soit très différente de celle du « Chupinazo », nous y avons observé les mêmes oscillations collectives. Cela suggère que ce comportement de masse est universel, indépendamment du type d’événement ou du profil des participants.

Comme nous l’avons souligné précédemment, ces oscillations peuvent mettre en mouvement plusieurs dizaines de tonnes. Nous pensons qu’un tel déplacement non contrôlé de masse peut devenir dangereux. Lors du « Chupinazo », aucun accident n’a jamais été signalé, sans doute parce que l’événement est court (une à deux heures) et que les participants y viennent de leur plein gré, avec une certaine conscience des risques. Ce n’était pas le cas lors de la Love Parade de 2010, où un accident a causé des dizaines de morts et des centaines de blessés. Juste avant que l’accident ne se produise, nous avons détecté ces oscillations.

Cette détection peut se faire en temps réel, à partir d’une analyse directe et simple des caméras de vidéosurveillance. Et puisque cette dynamique est universelle, la même méthode pourrait être appliquée à d’autres foules. Ainsi, nos découvertes pourraient, dans le futur, inspirer le développement d’outils de détection et de prévention d’accidents de masse.

François Gu, Post-doctorant, Massachusetts Institute of Technology (MIT) et Benjamin Guiselin, Maître de conférences en physique, Université de Montpellier

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.