Les écoles d’ingénieurs à l’épreuve de la transition numérique : le cas de Polytech

À la veille des assises du réseau Polytech à Lyon les 3 et 4 octobre 2017, faisons le point sur les spécificités, les atouts et les défis de ce jeune réseau de 14 écoles universitaires d’ingénieurs.
Marc Bidan, Université de Nantes; alexandre Cabagnols, Université Clermont Auvergne et Roxana Ologeanu-Taddei, Université de Montpellier

Etudiants Polytech sur un salon. www.polytech-reseau.org

Bien sûr, ces 14 établissements restent marginaux face aux 205 écoles recensées en France. Cependant, leurs 3 000 diplômés annuels sur quelques 35 000 au total (dont 30 % de femmes mais encore trop peu nombreuses !) en font désormais le premier des réseaux menant au titre d’ingénieur.

le réseau.
Polytech

L’intégration récente de Polytech Nancy au sein du réseau, l’avènement du statut d’écoles associées, la création de la « Fondation Partenariale Polytech » et l’arrivée des générations Millenials sont en effet des évènements symboliques qu’il faut décrypter et confronter à la transition numérique.
Précisons que nous sommes, tous les trois, enseignants-chercheurs en départements Sciences Humaines & Sociales au sein des écoles de Clermont-Ferrand, de Montpellier et de Nantes

La genèse du réseau Polytech

Ce réseau est créé au début des années 2000 avec l’apparition de diverses écoles universitaires d’ingénieurs issues localement de processus de regroupement d’écoles d’ingénieurs (Nantes (= Ireste + Isitem + Esa Igelec) en 2000, Marseille en 2001, Orléans (=Esem + Espeo) et Tours en 2002, Grenoble en 2003, Clermont (=CUST) en 2006, etc.).
Ces écoles pionnières ont alors pour ambition d’une part de s’adosser à l’université publique française et d’autre part d’améliorer – ce qui est corrélé – leur visibilité nationale et internationale.
À ce jour, les résultats sont éloquents. Ils font de ce réseau, avec le réseau des IAE crée en 1955 pour les écoles universitaires de management, une belle réussite. Cette success story repose sur un partenariat original mobilisant les Universités, le ministère de l’enseignement supérieur, de la recherche et de l’innovation (MESRI), la conférence des directeurs des écoles françaises d’ingénieurs (CDEFI) et la Commission des titres d’ingénieurs (CTI).

Déjà 70 000 ingénieurs diplômés

Ainsi, depuis le 1er février 2017, le réseau Polytech compte 14 écoles publiques dépendant du MESRI et délivrant des diplômes d’ingénieur reconnus par la CTI. Il compte également 2 écoles associées (ISTIA Angers et ENSIM Le Mans) qui ont « vocation à partager le même mode d’admission que les écoles membres du réseau Polytech pour les bacheliers (concours Geipi Polytech) et pour les élèves des classes préparatoires aux grandes écoles (concours Polytech) ». Il propose une douzaine de domaines de formation (informatique, génie civil, thermique energétique, mécanique, génie biomédical, génie mathématique et modélisation, matériaux, etc.).
Le réseau a déjà diplômé plus de 70 000 ingénieurs actuellement en activité et en diplôme environ 3 000 chaque année ce qui en fait le plus massif en France en terme de diplomation. Il s’appuie sur l’expertise de quelques 1 300 enseignants-chercheurs permanents, des dizaines de laboratoires de recherche, des centaines de visiting professors et des milliers de spécialistes en activité dans tous les secteurs professionnels intervenants ponctuellement (cours, td, tp, projets, séminaires, workshops, serious games, etc.)

La force des concours communs et des recrutements atypiques

Les 14 écoles membres du réseau – ainsi qu’une quinzaine d’autres écoles d’ingénieurs non membres – recrutent leurs élèves ingénieurs au niveau bac via le concours commun dénommé Geipi Polytech qui mobilise chaque année en mai environ 16 000 candidats pour environ 3 000 places offertes au sein de la trentaine d’écoles participant à cet important concours post bac.
De même, les écoles du réseau recrutent au niveau bac +2 via le concours dénommé e3a. Ce concours est commun à de nombreuses écoles d’ingénieurs et est ouvert aux élèves des classes préparatoires scientifiques.
Au final, les ingénieurs diplômés du réseau Polytech proviennent globalement de trois grandes familles dont le brassage et les échanges sont à encourager : 1/3 PEIP, 1/3 CPGE et 1/3 DUT
Notons enfin que les écoles du réseau recrutent également leurs élèves ingénieurs via de nombreuses autres voies d’accès sur titre, sur dossier ou sur parcours. Un premier exemple : l’original offre destinée aux étudiants reçus-collés à l’issue de la première année de médecine (PACES) dans le cadre du projet AVOSSTI qui fut retenu par le jury de l’appel à Projet IDEFI en 2012. Les recus-collés volontaires et éligibles intègrent alors directement la seconde année du cycle intégré PeiP (préparation des écoles d’ingénieurs Polytech) d’une des écoles du réseau. Un second exemple : l’opportunité offerte à certains bacheliers STI2D après une prépa en IUT. Un troisième et dernier exemple : le parcours 3+1+2 destiné aux étudiants de l’université maritime de Shanghai.

L’écosystème Polytech

Cet écosystème comprend outre les 14 écoles membres du réseau, les deux écoles associées, la CTI qui délivre le titre d’ingénieur et qui pilote les indispensables habilitations à délivrer le titre d’ingénieur ; la CDEFI (Conférence des directeurs des écoles françaises d’ingénieurs) ; le MESRI qui pilote le recrutement et les carrières des enseignants-chercheurs (principalement des attachés temporaires d’enseignement et de recherche –doctorants–, des maîtres de conférences et professeurs des universités) ; les Universités (et la CPU) qui sont les « maisons-mères » institutionnelles dont les Polytech sont des composantes ; les laboratoires de recherche qui peuvent bien évidemment regrouper des acteurs des universités, des centres de recherche scientifiques (CNRS, Inserm, INRIA, IRD, INED, IFSTTAR…) et autres grandes écoles (École centrale, École polytechnique, INSA, Institut Mines-Telecom, etc.) ; la fédération des anciens élèves (Polytech Alumni) et celle des élèves en cours de formation ; les expériences à l’international des membres du réseau (Polytech Abroad) et enfin la récente « Fondation Partenariale Polytech ».
L’originalité de ce jeune écosystème – pour le moment exclusivement métropolitain – repose sur l’interopérabilité et la cohérence des 14 membres du réseau. Il repose aussi sur un pilotage commun porté par le coordinateur du réseau et son équipe et – à notre sens – sur un triptyque de valeurs communes autour des notions d’ambition, d’ancrage et de bienveillance.

Les trois défis d’une diplomation massive et de qualité

Le réseau se trouve face à trois défis, complexes et imbriqués ; en cohérence avec ce qu’est désormais devenu le réseau après 17 années d’existence.

1. articuler massification et qualité

Le premier est celui d’une diplomation qui doit continuer à être à la fois massive (volumétrie) et de qualité (enseignement et recherche). Ce réseau est devenu de facto le premier formateur d’ingénieurs en France avec la « production » annuelle d’environ un ingénieur sur dix. Même si le nombre d’ingénieurs formés en France reste largement insuffisant face à la forte demande et aux 10 000 départs en retraites annuels (la Conférence des directeurs des écoles françaises d’ingénieurs voudrait atteindre 50 000 élèves diplômés dans cinq ans et ainsi largement dépasser les 35 000 diplômés d’aujourd’hui), la force de frappe de ce réseau avec ses douze spécialités et ses 70 000 ingénieurs en activité en fait clairement l’un des plus importants contributeurs directs à la compétitivité nationale. Le chantier de la réindustrialisation de la France – et de l’Europe – a besoin d’ingénieurs !
Ainsi, le réseau Polytech doit rester maître de la sélection et des modalités de recrutement. Cependant, tout au long de ce processus de formation y compris – voire surtout – lors des deux années de prépa intégrées, le réseau se doit (1) de valoriser plutôt que de sanctionner, (2) d’orienter et accompagner et (3) de s’ouvrir aux profils et talents atypiques. En cela il se différencie de celui des IAE qui est confronté à la complexité d’une sélection non pilotée et à la forte attractivité des études de gestion !

2. gouverner globalement et agir localement

Le second défi est celui de sa gouvernance. Elle se doit de continuer à être à la fois globale et locale. Il lui faudra rester global avec une coordination active et visible du réseau, un guichet unique pour les partenaires –publics ou privés, nationaux ou internationaux–, de puissants outils en commun comme la plateforme pédagogique e-planet ou comme le concours d’entrée, des projets pédagogiques et de recherche déployés en commun, une communication et une visibilité partagée, l’accompagnement de la montée en puissance de notre bras armé qu’est Polytech Alumni et de nos cartes de visite que sont les BDE et BDS, etc.
Il lui faudra aussi penser local avec un recrutement des enseignants-chercheurs aligné sur les grandes orientations locales, les efforts de recherches en cohérence avec les pôles de compétitivités, les partenaires privés et autres écosystemes d’affaires et d’innovation sur les territoires, la créativité et l’originalité des innovations pédagogiques portées localement, la pérennisation des spécialités fortement ancrées territorialement à l’image des algues en GPB à Nantes-St Nazaire ou du parcours du scanner au scapel en GM à Marseille. Le défi de la gouvernance doit être pensé au niveau du réseau et déployé au niveau local, c’est-à-dire celui des 14 écoles voire parfois des spécialités elles-mêmes.

3. accueillir les Millenials et s’adapter à une transition forcément numérique

Le troisième défi est celui de la transition et de la transformation numérique. Il a dépassé celui du début des années 2010 sur la mondialisation même s’il reprend certaines des pistes envisagées (interdisciplinarité, recherche, réseau, ouverture). Il induit cependant aussi pour les formateurs une bonne compréhension de la complexité et de l’irréversibilité du phénomène porté par une plate-formisation rapide des activités économiques (big data, algorithmique, pricing, contrôle, externalisation, désintermédiation, etc.) et par le couplage fonctionnel/fictionnel des technologies qui la supportent et qui imposent en partie de repenser le métier d’enseignant-chercheur.

Repenser l’accueil d’élèves-ingenieurs hyper connectés

Ce défi nous impose aussi de recontextualiser l’accueil de générations d’élèves ingénieurs très différentes de leurs prédécesseurs et – donc – de leurs enseignants et formateurs. Ces générations aux dénominations exotiques et controversées (Y, Millenials, digital natives, Yolo, Génération Peter Pan, etc.) sont caractérisées par de nombreux paradoxes. Il est indispensable de s’y adapter en privilégiant l’écoute et la bienveillance dans nos enseignements, l’acquisition de compétences (dont 1) celle de savoir s’intégrer dans une organisation et (2) celle de savoir prendre en compte les enjeux industriels, économiques et professionnels qui sont évoquées en page 7 de ce document CTI) plutôt que stricto sensu des connaissances (rapidement obsoletes) et en réinventant nos outils d’évaluation encore trop exclusivement basés sur la notation de 0 à 20 et le positionnement par rapport à la moyenne arithmétique. Il conviendra par exemple de valoriser leur agilité cognitive, leur curiosité, leur appétence pour le co-working et les tiers lieux et enfin leur hyper-connection qui n’est pas uniquement une « incapacité à se concentrer durablement » ou encore leur recherche du « beau », de « l’ethique » et du « plaisir ».
Cette hyper-connection s’inscrit d’ailleurs en droite ligne avec l’apparition d’une « société hyper-industrielle » elle aussi soumise à des transformations profondes du fait de la pénétration des TIC au cœur même de l’activité productive (Pierre Veltz, La société hyper-industrielle, 2017 : les chaînes de valeur, l’organisation interne des entreprises, les stratégies et la place du salariat sont ainsi repensés.
Cette transition numérique n’est pas que technologique mais aussi « sociétale ». Son déploiement est en-cours et l’aboutissement en est encore incertain. Ceci soulève un défi pour l’accompagnement qui doit intégrer dans la formation les dimensions non scientifiques et non techniques que sont les aspects organisationnels, économiques, juridiques, sociétaux, environnementaux et managériaux propres aux écosystemes numériques émergeants dans lesquels nos futurs ingénieurs évolueront et – espérons-le – s’épanouiront.

Revisiter l’approche tubulaire de la formation ingénieure

L’idée est de proposer des ponts et autres passerelles vers d’autres types de compétences. À titre d’illustration, le récent partenariat signé avec le réseau des IAE est une bonne piste à travailler et à valoriser pour donner à nos élèves quelques clés supplémentaires. Il s’agit de leur proposer d’acquérir des compétences managériales et entrepreneuriales pour pouvoir mieux ouvrir certaines des portes qui se présenteront tout au long de leur future carrière qui sera forcément « à double compétence ».
Cette convention est en cohérence avec les nombreux accords locaux qui existaient depuis les années 2010 entre les composantes IAE et Polytech de certaines universités vers de nouveaux profils. Ce défi d’une double compétence à double entrée (ingénieur-manageur/manageur-ingénieur) est aussi lié à celui de la formation tout au long de la vie et du futur et massif enjeux de l’accueil des apprenants d’une formation professionnelle enfin revisitée.

Deux pistes de réflexion pour aborder ces défis

Nous proposons de renforcer ce qui est à ce jour l’un des points forts du réseau c’est-à-dire les échanges entre ses 14 écoles et de privilégier la recherche de la pertinence

1. Renforcer les échanges, la mobilité et la transversalité

Paradoxalement la jeunesse du réseau est aussi un atout en terme de flexibilité opérationnelle et de capacité d’adaptation à la fois au phénomène de transition numérique et à l’arrivée de nouvelles générations d’élèves ingénieurs assez différentes sur le fond et sur la forme de celles qui les ont précédées.
Concernant les élèves, les écoles doivent pouvoir accentuer la mobilité globale intra réseau de courte et moyenne durée, même si elle est déjà relativement importante à l’issue des deux années de prépa et lors de la cinquième année. Concernant les enseignants et personnels, le réseau doit pouvoir également améliorer leur mobilité. Il doit aussi continuer à se doter de services, de pôles ou de départements transversaux – à côté de ceux de langues accompagnant notamment vers le score de 785 au TOEIC – orientés « humanités » (économie, gestion, droit, sociologie…), bien structurés et proposant un volume significatif d’enseignements (à hauteur de 20 % du volume total).
Ces entités transverses s’avèrent à la fois utiles, souples, fédératrices et bienvenues notamment auprès des employeursselon les retours des enquêtes post diplomation. Elles peuvent aussi être un point de rencontre 3E (école/éleve/entreprise) intéressant pour l’indispensable accompagnement de l’apprentissage et de l’alternance.

2. Dans le tandem rigueur-pertinence, cibler la pertinence

Abordons l’un des défis principaux et probablement polémique. En effet, il est d’usage de faire reposer l’excellence de la recherche et de la formation scientifique sur la combinaison d’un haut niveau de rigueur et d’un degré élèvé de pertinence.
À ce propos, du point de vue de nos départements « humanités » respectifs, il nous semble que la rigueur (par exemple, vers un résultat précis et fiable ?) a été trop longtemps privilégiée au détriment de la pertinence (ie. vers un résultat utile et adapté (… à la question posée) ?). Dès lors – face à un monde riche en questionnements, en perturbations, en interdisciplinarité et en algorithmique – il nous paraît important de replacer le curseur du coté de la recherche de la pertinence.
L’idée est de privilégier l’acquisition des compétences orientées pertinence. Celles qui préserveront (un peu !) les cols blancs face au big data. Il s’agit d’abord pour l’élève-ingénieur d’apprendre à bien comprendre et délimiter la question posée, d’envisager ses impacts (même les plus improbables et contre-intuitifs) et ses enjeux. Il s’agit ensuite de proposer une démarche méthodologique raisonnable et performante (plus efficiente qu’efficace) afin de contribuer à apporter une réponse scientifique et technique qui soit à la fois acceptable, frugale et utile.
The ConversationL’ingénieur confronté à un monde numérique qui perturbe la verticalité du savoir doit accepter de ne plus être celui « qui sait et peut tout » pour devenir l’expert qui sait dire sans vergogne quand il ne sait plus !
Marc Bidan, Professeur des universités en management des systèmes d’information à Polytech Nantes, Université de Nantes; alexandre Cabagnols, Maître de Conférences en Economie-Gestion à Polytech Clermont-Ferrand, Université Clermont Auvergne et Roxana Ologeanu-Taddei, Maitre de conférence habilitée à diriger des recherches en Sciences de gestion à Polytech Montpellier, Université de Montpellier
La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.